J’ai donné mon sang
Samedi 14 août 2021. Port-au-Prince s’apprêtait à vivre un jour de « bese leve », comme les Haïtiens aiment à le dire souvent. Il était aux environs de 8 heures 30 du matin, lorsque les violentes secousses d’un tremblement de terre de magnitude 7.2, m’arrachaient de mon lit. « Goudougoudou est de retour », me suis-je dit sur le coup.
Affolée, je sortais en trombe de la maison, sautais les marches de l’escalier conduisant au parking, avant de finalement me réfugier dans la rue. Loin de ces masses de bétons sur ma tête, loin de ces murs qui chancelaient et qui faisaient remonter des souvenirs amers et encore lourds à porter. 2010, c’est encore hier dans ma memoire. Une fois en sécurité, je constatais que j’étais pieds nus et en petite tenue de pyjama en temps chaud… Je tremblais comme une feuille, certes à cause de la terre qui vacillait sous mes pieds, mais surtout parce que j’avais peur.
Pourtant, du côté de la capitale haïtienne où je me trouvais, la peur que j’ai ressentie n’était qu’une pâle copie de ce qu’a connue mes compatriotes du Grand Sud. L’épicentre du séisme était localisé dans le département des Nippes limitrophes des départements du Sud et de la Grand-Anse. Les habitants de ces zones ont sans doute connu l’effroi total. Les secousses n’ont pas pardonné. Elles ne les ont pas épargné.
Au moment où je me tenais dans la ruelle de chez moi, à ressasser la tragédie causée, il y a 11 ans, par le tremblement de terre du 12 janvier 2010; à revivre l’horreur de ce mardi soir dans ma chair et mon âme, des Haïtiens et des Haïtiennes rendaient leur dernier souffle sous les décombres, tandis que d’autres paniquaient et attendaient les secours sous le poids des murs qui jadis, leur servaient de maison.
Encore une fois, comme il y a 11 ans, tout le monde n’a pas eu la chance de prendre leurs jambes à leur cou. Les images retracées sur les réseaux sociaux montraient également des pertes en biens matériels alors que les dernières informations révélaient que les hôpitaux desservant ces zones étaient déjà saturés.
La journée allait être longue et les nouvelles beaucoup plus difficiles à digérer. Les SOS pleuvaient. Les infrastructures sanitaires ne pouvaient pas répondre aux besoins. Le bilan s’alourdissait pendant que des répliques me rappelaient que c’était loin d’être fini. À des kilomètres de nous, des enfants, des jeunes, des hommes et des femmes criaient à l’aide. Il était peut-être encore temps de sauver des blessés qui probablement, risquaient de mourir par faute d’une pochette de sang, quoiqu’ayant échappé au pire. C’est la coutume ici. Le prix d’une pochette de sang est exorbitant. Parfois voire même trop souvent, on y paie de sa vie. Il fallait donc faire quelque chose. Aussi minime soit-elle. Une pochette de sang est gratuite mais en fait comme elle est rare, le sang est « priceless » en Haïti.
Après une nuit engoissante et incertaine, à guetter les moindres sons et les moindres secousses, j’ai pris tôt le lendemain matin, la décision de me rendre à la direction du Centre national de transfusion sanguine à Turgeau pour remplir ma pochette du liquide précieux et contribuer, peut-être, à sauver une vie.
Pour la première fois depuis la journée de samedi, j’esquissais un sourire quand je pénétrais dans la salle au premier étage où patientaient déjà quelques volontaires. Des jeunes comme moi, mais aussi des adultes. Tous conscients de l’urgence de l’heure. De l’urgence d’aider. De la solidarité qui doit d’abord passer par nous autres Haïtiens. J’étais pas seule. J’étais pas folle. Je faisais foule avec ceux qui comme moi voulaient donner leur sang.
Après les étapes d’usage, j’étais finalement étendue sur la longue chaise rouge, la seringue attachée à une veine de mon avant-bras droit, en train de fermer et de m’ouvrir la main. Je fermais les yeux. Je pouvais enfin mieux respirer. Dans quelques minutes j’allais pouvoir quitter le building de la Digicel avec un devoir citoyen dignement rempli. J’ai donné mon sang pour le Grand Sud. Pour sauver, peut-être, une âme en peine.
Source: Le Nouveliste