« Je pars avec le sentiment d’un rêve inachevé », dixit Gary Bodeau

En quatre ans, très peu de lois ont été votées à la Chambre des députés. Une cinquantaine au total dont une vingtaine ont été votées dans les deux branches du Parlement. Difficile pour le moment de quantifier leur impact sur la société.  Pour le député Gary Bodeau qui a dirigé la Chambre basse tantôt comme questeur tantôt comme président, le bilan des députés va au-delà des lois et des conventions votées. Dans une entrevue accordée au Nouvelliste sous la forme d’un questionnaire, le dernier président de la 50e législature de la Chambre des députés donne sa vérité, sa version des faits sur le fonctionnement du Parlement, ses relations avec le président de la République. Nous publions ci-après la première partie de l’interview.

Le Nouvelliste : retracez votre parcours à la Chambre des députés

Gary Bodeau : Je suis arrivé au Parlement en 2016 après les élections d’octobre 2015 qui ont permis de compléter les 2/3 du Sénat, le renouvellement de la Chambre des députés ainsi que les collectivités territoriales. Dès ma prestation de serment, j’ai endossé rapidement mes responsabilités légales et constitutionnelles afin de me mettre au travail avec les autres députés pour juguler la crise née des joutes électorales. Haïti était encore une fois un mauvais élève en matière de passation des pouvoirs d’un président légitime à un autre. Il a fallu trouver rapidement une solution.

Quoique élu sous la bannière de Bouclier, un petit parti politique avec seulement deux (2) députés au pouvoir, j’ai, avec d’autres collègues, réussi à créer le groupe politique à la Chambre des députés connu sous l’appellation l’Alliance parlementaire pour Haïti (APH). Il faut souligner qu’au Parlement, c’est la dynamique de groupe qui prévaut. La mise en place de ce groupe était l’exercice le plus difficile de toute ma vie puisque les députés pour la plupart étaient issus d’horizons politiques différents et d’une région du pays ayant subséquemment des objectifs et perspectives différents.

Je remercie certains collègues qui ont guidé mes pas dans les couloirs de cette université que représente le Parlement dont le cursus n’est enseigné nulle part et qui m’ont permis de réussir ce pari parce qu’il a fallu rassembler, convaincre mais surtout séduire pour gagner.

L.N.: Après avoir passé 4 ans au Parlement, vous partez avec quel sentiment ?

Je pars avec la sensation d’un rêve inachevé. Il y avait tellement de compétences dans cette législature. Je pense qu’on aurait pu faire mieux. Qu’on devait faire mieux pour fixer les règles du jeu afin de permettre à l’État de se réformer et de gouverner autrement. Cet exercice aurait permis de renforcer la réputation du Parlement en particulier et du pays en général. À partir de mon expérience dans cette législature, je déduis que l’Haïtien développe une capacité qui devient quasi inhérente à piétiner la loi et à contourner les institutions.

Je pense que nous devons rassembler tous les psychologues du pays et de la diaspora pour se pencher sur ce problème afin d’y trouver une solution, car notre capacité à tourner en rond et à ne rien résoudre prend de plus en plus une propension inquiétante. À mon avis, c’est un trouble  de comportement collectif dont nous n’en sommes pas conscients pour la majorité. Nous avons probablement des pensées refoulées dans notre inconscient collectif que nous avions accumulées et traînées derrière nous tout au long de notre histoire de peuple qui nous empêchent d’avancer. Dans ce contexte, il est plus difficile d’acculer l’autre en dépit de ses efforts au lieu de chercher le véritable problème du pays.

Quel est le bilan de la Chambre des députés que vous avez dirigée ces deux dernières années ?

En guise de bilan, je veux mettre l’accent sur les victoires que nous avons remportées au cours de cette législature. J’ai passé quatre ans avec d’autres collègues à diriger l’Institution parlementaire puisque je suis le seul parlementaire de toute l’histoire du Parlement à être membre des quatre bureaux qui se sont succédé à des postes de responsabilité différents, je suis peut-être le seul qui puisse rétablir les faits. Ces acquis sont importants à souligner :

1. En 2016, le pays était au bord de l’explosion sociale, la passation des pouvoirs n’a pas pu se faire selon les normes démocratiques et les règles en vigueur. Il a fallu l’intelligence du Parlement, notamment la Chambre des députés à travers le bureau et les blocs politiques pour élaborer avec le Sénat et l’exécutif, à travers une procédure inédite et en dehors des partis, un accord historique permettant d’élire un président provisoire et d’organiser les élections. Quoique par la suite, il fallait construire une opposition sentinelle au Parlement pour veiller à la tenue effective des élections.
2. L’organisation du sommet des pays de l’ACP a été la plus grande conférence tenue en Haïti sous l’administration de Monsieur Moïse. C’est l’œuvre de la Chambre des députés. Notre délégation a dû se battre pour obtenir le support des pays d’Afrique pour que ce sommet ait lieu en Haïti. Plusieurs correspondances et discussions, rencontres de travail ont dû se tenir pour qu’Haïti accueille ces assises. Tous les hôtels de la région métropolitaine étaient remplis et le résultat économique de cette conférence a été bénéfique.
3. En Assemblée nationale, trois conventions internationales, notamment celle relative au réchauffement climatique ont été votées pour permettre au pays de se mettre au diapason avec les défis de l’heure. Je rappelle qu’Haïti est le troisième pays le plus touché  de la région par les aléas climatiques ;
4. Dans les domaines de l’État de droit et de la lutte contre la corruption, la Chambre des députés a adopté la loi portant création du centre d’assistance judiciaire visant à réduire la surpopulation carcérale; la loi sur la répression du blanchiment des avoirs et des capitaux et la répression du terrorisme; la loi sur l’enlèvement et la séquestration de personnes; la loi portant création et fonctionnement de l’Unité de renseignements financiers (UCREF).
5. Dans les secteurs sociaux et  dans le domaine éducatif en particulier, nous nous sommes entendus pour entériner des lois visant à toucher la plaie du doigt, vu l’importance de ces secteurs en remodelant des projets de loi déposés au Parlement au cours de la 49e législature, notamment la loi sur la validation des acquis et l’expérience professionnelle et celle relative au Fonds national pour l’éducation (FNE). J’ai la satisfaction d’avoir travaillé avec le bureau du secrétaire d’État dirigé par Monsieur Oriol pour faire voter deux instruments majeurs pour la population à besoins spéciaux. Il s’agit de la loi sur l’environnement bâti qui fait injonction aux entrepreneurs et à l’administration publique de prendre en compte sur les lieux de travail le besoin des handicapés en laissant des espaces appropriés pour leur libre circulation. Les personnes vivant avec un handicap ont vu leur nombre explosé  après le tremblement de terre du 12 janvier 2010. Il fallait adresser ce problème. On a dû également voter la loi qui crée le fonds pour l’intégration des personnes handicapées ;
Je me suis attelé à faire voter  plusieurs projets de loi réglementant l’enseignement supérieur avec l’appui et sous le leadership de la commission y afférente en les réadaptant aux défis de l’heure tels que : la loi portant organisation et modernisation de l’enseignement supérieur (publiée et en vigueur); la loi créant l’agence nationale de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique (publiée et en vigueur).

Quel est votre bilan personnel ?

Le satisfecit ne peut être uniquement personnel. Cependant, j’ai la satisfaction d’avoir mis mes compétences au service de mon pays. Sur le chemin de cette destinée et de cet itinéraire fulgurant de notre histoire de peuple, j’ai rencontré des personnes qui m’ont beaucoup supporté.

Mon histoire ne serait possible dans cette arène de gladiateurs où tous les coups sont permis sans ces gens extraordinaires. Je profite de la présente pour les saluer. Ma collaboration avec les députés était cordiale. Ils m’ont toujours vu comme leur protecteur, leur confident. D’ailleurs, cette posture que j’assume me mettait souvent en porte-à-faux avec le pouvoir exécutif. En tant que président, il a fallu créer l’équilibre et consacrer l’indépendance du Parlement par rapport aux velléités de l’exécutif de contrôler la Chambre. J’étais sidéré des réunions hebdomadaires au Palais national chaque mardi qui constituaient l’une des causes de l’appauvrissement de la production législative puisque mardi est également un jour régulier de travail.

Il a fallu tirer les choses au clair avec le président pour forcer les députés à venir travailler. Je suis arrivé à la tête de l’institution comme président dans une ambiance généralisée de boycottage parce que je n’étais  pas le candidat soutenu à la présidence de la Chambre au palais. Il fallait coûte que coûte m’empêcher d’avoir un bilan positif. Pour ce faire, aucun agenda législatif n’a finalement été élaboré par le gouvernement. Avec l’appui de fidèles supporteurs, j’ai dû me battre pour élaborer mon propre agenda de travail. J’ai  lutté pour former les commissions afin de mettre la Chambre au travail.

Il m’a fallu du temps pour convaincre la majorité présidentielle de participer aux travaux parlementaires. D’où la naissance du concept gagnant-gagnant et de la théorie d’équilibre que j’ai instaurés à la Chambre des députés. Les députés devaient venir travailler et je devais en retour garantir les intérêts politiques du pouvoir pourvu que la Constitution et la loi soient respectées. Pour ne pas être prisonnier des caprices de l’exécutif, j’ai créé un groupe informel avec des députés issus de leur majorité et une alliance avec l’opposition. Ce qu’on pourrait appeler en guise de groupe une nouvelle majorité de séance. Tout cet effort est déployé dans l’unique objectif de maintenir les activités de la Chambre sous mon leadership parce que tout président d’assemblée qui ne peut tenir de séances n’est que l’ombre d’un président.

En termes de bilan, je dois mentionner ma fonction de membre de bureau qui a organisé le travail parlementaire votant  plus d’une soixantaine de lois confinées au Sénat. Le bureau a également publié deux ouvrages de la direction législative pour souligner l’importance des lois que nous avions adoptées. Mon plus grand accomplissement comme député est la loi permettant la gestion et la transformation des déchets, la loi Bodeau, publiée dans le journal officiel de la République. Cette loi permet à l’État de faire des partenariats publics-privés afin de résoudre définitivement le problème de fatras et de déchets qui jonchent les rues.

Depuis les années 80 où il y a eu cette explosion démographique dans l’agglomération de Port-au-Prince, les mairies n’ont pas assuré la gestion efficace des déchets, peut être faute de moyens. Je me suis penché sur ce problème à travers cette loi qui, selon les experts, peut non seulement attirer des investissements pouvant créer jusqu’à 50 000 emplois mais résoudre une fois pour toutes, ce problème de santé publique que nous connaissons.

In fine, mon bilan comme président est celui d’un apôtre, sans qu’on ne le sache, qui a sauvé la République d’une guerre civile en maintes occasions notamment avec le renvoi du Premier ministre Jack Guy Lafontant après les événements des 6 et 7 juillet ainsi que les  efforts que j’ai consentis au péril de ma vie pour conjurer le coup d’État du 7 février dernier, pour ne citer que ceux- là. Je ne voulais pas revivre la situation de 2004. La démocratie doit s’ériger en normes en Haïti. Nous devons combattre  les vieux démons  qui nous hantent.

Êtes-vous fier d’avoir fait partie de cette 50e législature ?

Je dois encore remercier la jeunesse de Delmas et les citoyens de cette grande agglomération en général d’avoir permis au projet et au rêve politiques que j’ai pour ce pays de commencer quelque part. Mon passage au Parlement va permettre à la génération actuelle et celles du futur de prendre acte de mon sens de discipline et de mon leadership. Une connaissance acquise sur le long terme à travers des hommes et des femmes du paysage politique et un sens de leadership basé sur l’ordre, le compromis et la concertation.

Je suis fier d’avoir servi mon pays et d’avoir donné UN RÊVE et de la DIGNITÉ à des jeunes qui n’en avaient pas. J’ai fait recruter beaucoup de jeunes que ce soit dans le public ou le privé. J’ai participé à la mise en place de plusieurs programmes de crédits au profit des nécessiteux. J’ai signé des accords de coopération pour renforcer le Parlement notamment avec l’Assemblée parlementaire de la francophonie. J’ai également sauvé le championnat national féminin de première division où les clubs étaient inexistants durant plus de deux ans. J’ai paraphé un accord avec la fédération nationale pour ouvrir le championnat de 1re division féminine. Le bureau a pris le championnat en charge pendant 3 ans. Nous avions également supporté le secteur culturel dans la mesure du possible.
J’ai collaboré au changement de vie de plusieurs jeunes et continué à inspirer beaucoup d’entre eux, n’en déplaise à mes détracteurs politiques.

Propos recueillis par Robenson Geffrard

Source: Le Nouvelliste

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