Pour garder la gourde stable, la BRH asphyxie le crédit
94 gourdes pour 1 dollar, plus de 18 % d’inflation en juin 2019 sont entre autres les conséquences du désordre dans lequel l’Etat haïtien s’est confortablement installé depuis des lustres. Sous l’administration du président Jovenel Moïse, créditée l’an passé d’un déficit budgétaire record de plus de 20 milliards de gourdes, tout s’est accéléré. La BRH, souvent seule au front, s’affaire à colmater des brèches du parfait désordre de l’Exécutif et du Parlement.
Pour assécher les liquidités, la banque centrale, en mode redressement monétaire, a fait passer le coefficient de réserve obligatoire en gourdes de 44 à 45 % et celui des dépôts libellés en dollars de 49,5 à 51 %. Un tour de vis de plus pour assécher encore plus de liquidités est intervenu trois mois après, en mai 2019. Pour la première fois, depuis juillet 2015, la banque centrale a relevé les taux d’intérêt sur les bons BRH à 10%, 14% et 22% sur les maturités de 7, 28 et 91 jours respectivement contre 6%, 8% et 12% auparavant. De même, le taux de mise en pension a augmenté de 7 points de pourcentage pour s’établir à 27 %.
Avec moins de liquidités, des taux d’intérêt sur les bons BRH à 90 jours ayant presque doublé, le placement dans cet instrument offre des garanties de sécurité sur lesquelles les banques commerciales ne peuvent cracher. Le crédit privé, entre-temps, sent encore plus les effets des coups de freins successifs. Pour des investisseurs et des débiteurs, à l’exception de ceux qui avaient obtenu un crédit 10/10 pour le logement, c’est la soupe à la grimace. Beaucoup ont été informés du relèvement du taux d’intérêt de différents types de crédits. Les augmentations, dans certains cas, avoisinent presque le double.
C’est au cas par cas. Les augmentations des taux d’intérêt sur les crédits commerciaux, à la consommation entre autres, sont supérieures à 26 % l’an. Cela peut aller jusqu’à 36 % . Cela dépend de l’historique du client avec la banque, de son profil risque, a confié au journal un banquier inquiet, croyant que la prospérité du client est toujours une bonne affaire pour l’institution financière. Avec un marché qui rétrécit, des carnets de commandes de plus en plus dégarnis et l’incertitude politique, les temps sont durs pour ceux qui ont un crédit bancaire. Ceux qui peuvent rembourser, remboursent. Mais d’autres sont obligés de se serrer la ceinture, de chercher des moyens pour compenser, a poursuivi notre source. Un autre banquier, pas moins inquiet, a expliqué que le taux d’intérêt plus ou moins confortable correspondrait à 30 %. Plus 8 % sur les 22 % du taux pratiqué par la BRH sur ses bons. Cependant, il est terrible pour un client, dans la dèche, de voir ses mensualités grimper dans ces proportions après avoir fait ses planifications financières. « C’est terrible. Cela, en plus, va provoquer un gros risque de non-remboursement des prêts et la détérioration du portefeuille de crédit », craint ce banquier. « Nous ne sommes pas encore là mais le risque n’est pas à prendre à la légère », a poursuivi une banquière interrogée par le journal.
Spectre de faillite…
Richard Buteau, manager de l’hôtel Karibe, interrogé par le journal, a confié avoir reçu de sa banque une lettre annonçant une augmentation de 5 % du taux d’intérêt de son prêt. C’est le coup de grâce, a estimé Richard Buteau. « Les licenciements, il y en a eus déjà. Mais il y faut un minimum de staff incontournable pour maintenir le niveau de service. Maintenant, ce sera la faillite pour ceux qui ne peuvent pas financer leur déficit », a-t-il confié au journal.
D’autres investisseurs dans d’autres secteurs, comme la construction, craignent le spectre de la faillite. « Certains secteurs de l’économie, déjà fragilisés, voient leur situation s’aggraver. Les révocations vont continuer et les entreprises vont fermer leurs portes », a indiqué le président du Forum économique du secteur privé, Frantz Bernard Craan.
Les leaders fiscaux et monétaires doivent être vigilants pour éviter de créer une crise financière
« La stabilité macroéconomique peut être considérée comme un bien public du fait qu’il protège le pouvoir d’achat des membres de la population ainsi que la protection des marges bénéficiaires des entreprises. Lorsque le déficit budgétaire est supporté presque exclusivement par la banque centrale et que cette dernière doit assurer la stabilité des prix des biens et services dans l’économie, les autorités monétaires interviennent en augmentant les taux directeurs pour contrôler l’offre monétaire et restreindre des interventions des banques commerciales sur le marché local des changes », a expliqué au journal l’économiste Kesner Pharel.
« Les banques commerciales réagissent automatiquement à la politique monétaire restrictive pratiquée par la banque des banques en faisant accroître le loyer de l’argent, à savoir les taux d’intérêt sur les prêts octroyés aux entreprises. Ceci donne lieu à une progression des charges financières des entreprises, aggravant ainsi leurs coûts de production », a-t-il dit.
« Déjà en difficulté pour vendre leurs produits sur les marchés en raison de la nette dégradation de la conjoncture économique, les responsables des entreprises observent ainsi parallèlement une diminution de leurs chiffres d’affaires et une hausse de leurs coûts de production. Cet « effet ciseaux » force les entreprises à licencier des employés et à aggraver la situation de chômage dans l’économie. Une telle situation pourrait causer la délinquance financière du côté de certaines entreprises incapables de respecter leurs engagements envers les banques commerciales, a indiqué Kesner Pharel, qui se fend d’une mise en garde. « Les leaders fiscaux et monétaires doivent être vigilants pour éviter de créer une crise financière qui serait la dernière goutte d’eau qui fait déborder le vase », a appelé le patron du Group Croissance SA.
L’économiste Kesner Pharel a mis en avant les différences entre la politique monétaire d’Haïti avec celle de la République dominicaine. Il importe de souligner que la République Dominicaine est en mode politique monétaire expansionniste en raison d’une nette stabilité macroéconomique, avec un taux d’inflation en rythme annuel, au cours du mois de juin 2019, inférieur à 1% (0.92%) contre plus de 18% dans l’économie nationale durant la même période. Ceci a permis à la banque centrale dominicaine de réduire ses taux directeurs à moins de 5% (4.75%). L’important écart entre les taux directeurs des deux côtés de l’île donne lieu à un net avantage compétitif des firmes dominicaines par rapport à celles d’Haïti qui empruntent à un coût plus élevé sur le marché financier local en raison de la modification à la hausse du loyer de l’argent au niveau des banques commerciales haïtiennes. L’application de politiques monétaires différentes par les autorités monétaires haïtiennes et dominicaines devrait faciliter les exportations de la République voisine vers Haïti et creuser le déficit de la balance commerciale d’Haïti par rapport au pays voisin, a prévenu Kesner Pharel.
En ce qui concerne la répartition sectorielle du crédit bancaire arrivant au mois de mars 2019, les données font état d’un portefeuille total établi à 124,8 milliards de gourdes contre 122,5 milliards en décembre 2018, soit un accroissement de 1,8 % en variation trimestrielle. En termes d’allocation du crédit, les deux principaux secteurs « Commerce de gros et de détail » et « Immobiliers résidentiel et commercial » maintiennent leur dominance avec des parts de 28,48 % et 21,06 % respectivement. À eux deux, ils représentent environ 50 % du crédit accordé par le système bancaire aux différents secteurs. Toutefois, en rythme trimestriel, la part du crédit alloué au secteur « Immobilier » a régressé de 0,6 % tandis que celle accordée au commerce a accusé une hausse de 2,4 %. Pour les autres secteurs bénéficiant du crédit bancaire au mois de mars 2019, on retrouve en troisième position les industries manufacturières avec 13,71 %, le secteur « Services et Autres » avec 10,21 %, suivi du secteur « Bâtiment et Travaux publics » qui capte 7,40 % du crédit total. Comme cela a été le cas au cours des trimestres précédents, le secteur « Agriculture, Sylviculture et pêche » a reçu la part la plus faible du crédit, soit moins de 1%, lit-on dans la note de conjoncture du troisième trimestre de la BRH.
A un moment où la BRH a fait clairement le choix de mesures asphyxiantes pour le crédit privé, les données récentes font état d’un financement monétaire du déficit public ne dépassant pas les 5 milliards de gourdes. L’Etat a décidé de ne pas honorer beaucoup de créances, a souligné une source requérant l’anonymat.
Roberson Alphonse
Le Nouvelliste