Contrebande : cible numéro un de l’ADIH, mais loin d’être le seul ennemi de la production nationale
L’Association des industries d’Haïti (ADIH) a procédé à une présentation des questions relatives au commerce frontalier à l’hôtel Montana le mardi 22 janvier 2019. Depuis quelque temps, la principale association patronale du pays se montre très préoccupée par les problèmes liés au commerce frontalier avec la République dominicaine qui entraînent des pertes de recettes publiques, la concurrence déloyale, la criminalité et la corruption.
Animée par l’avocat Andrew Samet, de la firme de consultation en commerce Sorini & Samet LLC, cette présentation a réuni plusieurs gros bonnets du secteur privé haïtien et aussi des représentants du gouvernement qui ont pu s’enquérir, pour une énième fois, des conséquences de l’insuffisance des capacités de contrôle des frontières en Haïti sur la compétitivité de la production nationale.
En effet, les efforts d’Haïti pour améliorer la croissance économique et générer des investissements et de l’emploi sont compromis par le commerce transfrontalier illégal à grande échelle avec la République dominicaine.
L’économiste Pierre Marie Boisson, également invité par l’ADIH, dans son intervention, a fait ressortir comment le manque de surveillance, le manque de force coercitive pour contrecarrer la contrebande à la frontière entraînent une concurrence déloyale – entre ceux qui paient des taxes et ceux qui n’en paient pas –, empêchant le développement d’une partie de la production nationale qui, certainement en appliquant les tarifs douaniers, aurait été plus compétitive par rapport à l’importation dominicaine qu’elle ne l’est actuellement.
Parmi les conséquences découlant de la porosité de la frontière, l’économiste estime que la situation évidente de perte de revenus de l’État constitue l’impact le plus important de ce phénomène qui s’est accéléré depuis le séisme de 2010.
Sur plus d’un milliard de dollars américains d’exportations dominicaines vers Haïti, le pays n’arrive à taxer que 200 millions de dollars de taxes; donc plus de 800 millions de dollars échappent au système de taxation national, a souligné l’économiste Pierre Marie Boisson.
Sur les deux dernières années, a poursuivi Pierre Marie Boisson, les importations, grâce notamment au boom des transferts de la diaspora, ont augmenté de 50%; pourtant les recettes douanières, elles, n’ont augmenté que de 4%. D’après l’économiste, il ne fait plus aucun doute que la contrebande constitue l’élément principal qui empêche les recettes douanières d’augmenter au même rythme que les importations.
Pour faire face à la contrebande – cette menace pesant sur les intérêts économiques et politiques d’Haïti – et les problèmes de sécurité transnationaux que représente le commerce illégal aux frontières, l’ADIH, durant l’année 2018, a entrepris des efforts pour sensibiliser les États-Unis et informer le Congrès américain et son administration sur l’importance de l’appui international aux efforts nationaux visant à renforcer les contrôles aux frontières.
Ainsi, Andrew Samet a entretenu le public sur les récentes initiatives législatives prises par le Congrès américain sur le commerce frontalier et sur l’attention croissante de la communauté internationale sur la nécessité de renforcer les capacités et les contrôles liés au commerce frontalier entre Haïti et la République dominicaine.
Le responsable de la firme de consultation en commerce a donc soutenu que le secrétaire d’État américain Michael Pompeo serait prêt à aider Haïti à «lutter contre le commerce illicite et la contrebande». «Je continuerai d’encourager le gouvernement haïtien à faire tout ce qui est en son pouvoir pour renforcer les mesures de contrôle des frontières visant à limiter le commerce de contrebande», avait alors répondu, le 23 mai 2018, le secrétaire d’Etat Pompeo à un membre de la Chambre des représentants sur la manière dont le Département d’État américain peut aider Haïti à renforcer la sécurité de ses frontières et à lutter contre le commerce illicite.
« Je soutiendrai la poursuite de la coopération des États-Unis avec les autorités douanières, l’immigration et la police nationale avec les agences américaines appropriées pour renforcer les capacités d’Haïti », avait également promis M. Pompeo avant d’évoquer un projet de l’USAID visant à moderniser le traitement des services de douane haïtiens, la collecte des recettes et l’interdiction de la contrebande.
Toutefois, à en croire l’économiste Boisson, ce n’est pas seulement en protégeant l’industrie de la contrebande que la production nationale haïtienne deviendra brusquement compétitive. L’industrie locale souffre d’autres problèmes tels qu’une monnaie surévaluée, une quasi absence d’électricité publique disponible, des ports nationaux trop chers, de transit intérieur plus cher à cause des embouteillages, des problèmes de police, de sécurité et d’instabilité. « Tout ceci pénalise davantage la production », a-t-il fait remarquer.
« L’infrastructure douanière en elle-même, les moyens mis à la disposition des douaniers laissent beaucoup à désirer […] Il y a beaucoup de choses à faire au niveau de l’infrastructure pour la moderniser », a poursuivi Pierre Marie Boisson qui plaide pour l’échange d’informations entre les douanes haïtienne et dominicaine pour un contrôle plus efficace de la contrebande, la poursuite des contrebandiers, des fraudeurs et aussi l’interconnexion avec la DGI afin de taxer normalement les importateurs.
Outre la contrebande qui constitue une déperdition de recettes, l’économiste Boisson a identifié un manque à gagner d’environ 800 millions de dollars américains accumulés par l’État à cause de la mauvaise taxation des importations au niveau des frontières, de l’incapacité des autorités étatiques d’ajuster les prix des produits pétroliers à la pompe et des subventions accordées à l’EDH. « Entre 200 et de 300 millions de dollars de manque à gagner au niveau des frontières, plus 250 millions de subvention à l’EDH et des prix à la pompe subventionnés pour plus de 250 millions de dollars », a donc calculé Boisson.
Et l’ADIH n’oublie pas la sous-traitance
Dans une interview accordée mardi matin à Magik 9 en prélude à l’activité, Georges Sassine, président de l’ADIH, a clairement défini les orientations que l’association souhaite donner à ses actions pour ajouter 15 000 emplois supplémentaires aux 52 000 qui existent déjà ainsi que pour franchir la barre de plus d’un milliard d’exportations dans la sous-traitance textile en 2019.
« Nous travaillons surtout avec le ministère de l’Économie et des Finances, le ministère du Commerce et de l’Industrie et le Centre de Facilitation des Investissements pour simplifier les procédures administratives, alléger les étapes pour monter une compagnie, comment trouver des franchises pour les factories », a informé Georges Sassine.
Le président de l’ADIH a également pointé du doigt les lacunes de la sous-traitance textile en ressources humaines. « Nous n’avons pas besoin d’ingénieurs pour le moment mais de managers pour nous aider à gérer les employés », a souligné l’homme d’affaires.
À en croire l’entrepreneur, Haïti est en train de faire montre de velléité pour atteindre le deuxième niveau de la sous-traitance qui est la fabrication des tissus. « Nous avons déjà la demande de quatre compagnies qui souhaitent faire du tissage et du tricotage en Haïti […] Si nous atteignons ce niveau, cela voudra dire que nous ne sommes plus dans la sous-traitance mais que nous avons une industrie textile », a déclaré Georges Sassine, précisant que ces compagnies ont besoin de l’énergie bon marché, de l’eau, des espaces disponibles pour les abriter ainsi que des ressources humaines qualifiées.
Patrick Saint-Pré
Le Nouvelliste.