Haïti/Elections: Ginette Chérubin fait le point
La conseillère électorale Ginette Chérubin, qui n’a pas signé les résultats du premier tour des élections, sort de son silence. Dans une déclaration baptisée ‘’Un coup de grâce’’ recto verso, Ginette Chérubin se propose de prendre une certaine distance par rapport au Conseil électoral provisoire (CEP). Pour l’histoire, nous avons le plaisir de partager avec vous cette communication de la représentante du secteur des femmes au CEP.
Un coup de grâce recto verso
L’une des leçons que je me flatte d’avoir enseignée à mes fils est de ne jamais rater, en position d’évidente infériorité face à un adversaire, une réplique de la nature de la célèbre tirade d’Oswald Durand au XIXe siècle, suite à l’affaire Batch : « Nous leur jetâmes l’argent le front haut, l’âme fière ainsi qu’on jette un os aux chiens ! » Ô sublime offense à l’offense de ces racistes qui venaient de souiller l’étendard de la première République noire du monde ! Il était une fois, cette Ayiti-là…
C’est que, dans un combat inégal, le seul mais invincible rempart du plus faible demeure sa DIGNITÉ. J’ai toujours été attentive à l’occasion qui, d’aventure, se présenterait dans ma vie pour justifier le recours à cette cinglante répartie du poète. Mais jamais je n’ai reçu d’outrage à la mesure d’une pareille injure.
Si ! L’opportunité aurait pu se présenter, tout récemment. Mais, en réalité, il n’existe aucune similitude entre : céder une rançon à des pirates en mal de butin et aliéner – sous pression de l’étranger – le droit éminemment souverain d’un peuple d’élire ses dirigeants. Un combat inégal ? certes, je le reconnais. Cependant, dans cette affaire, face à la disproportion du rapport de forces, les plus vulnérables ont raté l’occasion d’un triomphe de la DIGNITÉ.
Sur le parcours de ce long apprentissage de la démocratie, les « experts » qui prétendent nous enseigner cette doctrine – apparemment rude à assimiler par nos compatriotes – en sont arrivés à manifester, de manière de plus en plus directe et, finalement, sans réserve aucune, leur impatience vis-à-vis des novices récalcitrants que nous sommes, jusqu’à franchir le seuil de l’inacceptable. La goutte d’eau du trop plein est tombée quand a été brandie la menace de cessation de l’aide humanitaire à un pays en agonie, à un peuple dont la détresse, depuis les dernières épreuves, ne peut que susciter la compassion. Refus d’assistance à peuple en danger ! N’est-ce pas là un projet de génocide ???
Et, dans la dynamique d’accomplissement de cette oeuvre abominable, alors que la coupe était pleine, est venue s’ajouter le chantage : tu obtempères ou tu perds ton visa ! Autrement dit : ton droit d’entrer au paradis. Touchés! Les jeux étaient faits pour les plus malléables.
Le coup de grâce a été double, recto et verso. Outrage et capitulation à la fois: double offense à une Patrie meurtrie. « Yon Souflèt marasa. » Et le comble…, l’effronterie de la Jamaïque. Le dernier des camouflets !
Coup de grâce aussi à mon entêtement à vouloir – comme je l’ai si souvent déclaré – «nager à contre-courant dans un océan de dérives accumulées »; user de persévérance pour « faire la politique autrement », ce credo que partagent les associations de femmes qui ont contribué à mon intégration Conseil électoral provisoire.
… Après les résultats du 7 décembre, il avait fallu recourir à la plus grande transparence possible avec une vérification au Centre de tabulation des votes, face aux protestations soutenues contre les accrocs enregistrés le jour du scrutin et les résultats qui en ont découlé. La Commission nationale de Vérification que j’avais spontanément proposée à cette fin ayant échoué par désistement des concernés, une alternative s’est présentée : la proposition du chef d’Etat consistant à solliciter l’appui technique de spécialistes de l’OEA à la vérification de la tabulation, en prolongement de l’observation électorale. Cependant, la Commission de l’OEA s’était approprié un droit qui ne lui avait pas été accordé dans les termes de référence de son mandat : publier des résultats. Ce qu’elle a fait, partant de l’analyse d’un échantillon n’atteignant même pas le dixième de la population concernée et diffusant ses travaux, avant même leur présentation aux autorités commanditaires. L’exigence requise par les bailleurs de fonds impliqués dans les élections, de mettre en application – sans condition – ledit rapport, était abusive car une consultation reste une consultation et n’est pas imposable . Avec ces injonctions de l’étranger – ingérence ! puisqu’il faut l’appeler par son nom – nous en étions à la provocation. Puis, le BCEN – à travers un verdict « imposé », risquant même d’hypothéquer la légitimité des candidats en ballotage, notamment pour la présidentielle – a amené le scandale. Quatre membres du Conseil n’avaient pas apposé leur signature sur le document de proclamation des résultats. Au CEP, faute d’appui de ceux-là (hormis un seul d’entre eux), toutes mes tentatives de « réparation » avaient échoué : note publique de mise au point aux bailleurs de fonds; enquête au Centre de tabulation pour fixer les responsabilités; rotation dans la constitution du Bureau du Conseil… Rien de tout cela n’avait semblé valoir la peine. Aucune préoccupation de sauver l’honneur.
Comment me retrouver dans une institution placée, désormais, en situation de faiblesse, voire d’aliénation par ceux-là mêmes qui, avec moi, en tiennent les rênes ? Comment afficher mon appartenance à cette institution sans cautionner la bavure? Comment me pardonner moi-même, moi qui ai toujours exprimé mes convictions à haute et intelligible voix, qui ai toujours prôné le respect des principes et des valeurs éthiques dans mes prises de parole, dans mes écrits, à travers mes cours ? Comment, désormais, me sentir dans ce capharnaüm?
Restait alors la démission si réclamée, si attendue, voire exigée, par plus d’un.
Trop tard ???
Le ridicule d’un départ à la tombée des rideaux ? La fuite en avant pour parer à une catastrophe annoncée ? La malice du rat qui s’enfuit avant que le bateau ne coule ? Un constat d’impuissance à renverser la vapeur dans le milieu réputé pervers de l’administration publique? L’échec à faire la politique autrement? la perche tendue pour faire doubler la mise, en vue de l’annulation des élections ? une attitude revancharde en solidarité avec les perdants ? la révélation d’une connivence avec le pouvoir évincé ? le dessein inavoué d’un sabotage du second tour ou d’un boycott de la victoire de l’un des deux candidats en ballotage ? Trop d’enjeux. Trop de confusion.
Dois-je reconnaître, alors, à travers cette fâcheuse déconvenue, la rétribution de celles et ceux qui m’avaient recommandé, depuis longtemps déjà, de me retirer là où je n’avais pas d’alliés dans mon combat ? là où je n’avais plus ma place ?
Trop tard ? Vraiment trop tard ?
Nul ne saura à quel point l’étau s’est resserré autour de moi, ces derniers jours, face à ce dilemme. « Une tempête sous un crâne … », pour paraphraser Victor Hugo. Voilà la meilleure formulation pour exprimer ce tumulte dans ma tête.
Finalement, au-delà de tout ego, de toute préoccupation au sujet de la perception d’autrui, de tout souci de récupération de ma décision, il fallait un effort de dépassement. L’issue m’a paru ne se trouver que dans un questionnement plus objectif : Quelles incidences pour Haïti ? Quelles incidences pour l’avenir de mon pays?
Une évidence est claire. Depuis la proclamation des résultats définitifs du scrutin du 28 novembre, les rues se sont tues. Est-ce le silence des agneaux ? le ciel serein avant l’orage ? Qui sait ? Mais un certain calme est revenu. Le second tour du scrutin est lancé. Peu de protestations. Est-ce là la meilleure voie pour le pays ? J’ai souvent dit que nous avions réalisé l’exploit de crever le fond de l’abîme et qu’il n’y avait plus rien à creuser. Nous sommes donc condamnés à faire du surplace ou à remonter vers la lumière. Le fait est que, selon moi, le retour à un gouvernement de transition ne garantit nullement une plus sûre avancée dans notre lente ascension vers cette lumière. D’autant plus qu’après le 12 janvier et l’apparition de l’épidémie choléra, l’équipe de transition ne trouverait même pas les moyens lui permettant d’apporter des réponses adéquates, ne serait-ce qu’à l’urgence humanitaire. Le châtiment des victimes du séisme sous les tentes, dans les conditions inhumaines et déshumanisantes que nous connaissons, ne serait que plus long. Voilà pourquoi, d’ailleurs, j’ai voulu jouer un rôle dans la dynamique électorale….
A ce tournant, tout est compliqué. Ma démission autant que mon maintien en poste posent problème : soit par rapport à mes convictions, soit par rapport à la perception des autres, soit par rapport à l’avenir du pays. Mais tous les choix exigent du caractère, voire, du courage et de l’abnégation: dans un cas, il s’agit d’une reconnaissance d’échec; dans l’autre, il est question d’une option citoyenne, plutôt pénible, pour prévenir un éventuel chaos.
Ceci dit, de tous ces maux, il me semble que le moindre est de rester en poste. Cette fois, faute d’arguments pour me convaincre moi-même, je ne me contenterai que de boucler la boucle et d’essayer de me rabattre sur la persévérance d’autres compatriotes oeuvrant au sein même de l’appareil d’Etat qu’ils dénoncent, sans pour autant démissionner – persuadés, probablement, que tout se joue du dedans. Enfin, au bout du compte, il me restera, en compensation, de participer, en première ligne, à un évènement historique sans précédent: le second tour d’une élection présidentielle en Haïti.
Quoi qu’il en soit, rien ne sera plus comme avant pour moi. Un lien s’est distendu et ma motivation au CEP s’est définitivement cassée. Que faut-il faire, alors, pour marquer ma révolte ? D’abord, apprendre à me taire. Sauf en cas de dérive ou d’alerte obligée. Car – sans être porte-parole, et d’ailleurs refusant de l’être – j’ai, trop souvent, été au-devant de la scène pour apporter, par souci de transparence, l’éclairage sur le fonctionnement d’une institution avec laquelle, désormais, il me faudra prendre une certaine distance en devenant plus circonspecte et très sélective dans les responsabilités collectives.
Enfin, je veux avouer, honnêtement, que je reste au CEP déçue, désapointée, avec beaucoup d’amertume et sans autre gloire que celle d’accorder, à mon pays, le sursis nécessaire pour reprendre, autant que faire se peut, du souffle avec un gouvernement élu – quitte à avoir celui-ci à l’oeil et déclencher une veille citoyenne permanente. Car si la guerre n’est pas perdue, je reconnaîs, malgré mon engagement, avoir perdu la bataille pour les élections réellement libres, crédibles, honnêtes et démocratiques auxquelles je souhaitais ardemment contribuer. De ce sursis, de cette halte guettée à l’horizon – quoique promesse incertaine – nous avons besoin pour revigorer les corps et les coeurs éprouvés, pour nous remettre de nos désillusions, faire les bilans et reprendre le chemin, aguerris, en vue des projections – à travers un espace de dialogue et de concertation – pour les mutations structurelles qui s’imposent dans l’Ayiti dont nous rêvons et que nous voulons construire.
Je terminerai en disant que, dans notre histoire, les épisodes de capitulation – telles celles que nous venons de vivre – sont atypiques et, je reste convaincue, avec Aimé Césaire, qu’à notre peuple qu’on voulut à genoux, il a fallu un monument, une citadelle qui le mit debout! Au-delà des pierres du Bonnet à l’Evêque, une autre citadelle, celle-là imprenable parce que insaisissable et pérenne – est la FIERTÉ, la DIGNITÉ du peuple haïtien que nul ne saurait ravir. A bon entendeur, salut !
C’est autour de cette réflexion que j’interpelle, aujourd’hui, toutes celles et tous ceux qui s’y retrouvent pour que, de leurs propres lieux, au-delà des divergences et des ressentiments, ils se lèvent pour dire, d’une seule et même voix: Non ! à l’humiliation des pays qui – amplement pillés et appauvris par des circonstances historiques et leur exploitation abusive par des envahisseurs – sont aujourd’hui condamnés au cycle de la dépendance et à l’assistance internationale. Oui à leur autodétermination ! Non ! à ce double affront que nous venons d’essuyer et à toutes les offenses à notre pays ! Oui pour une Ayiti debout !
J’interpelle mes compatriotes pour qu’ils se concertent afin de faire échec à l’imposture des oppresseurs de tous bords et à la couardise des défaitistes.
Le moment est venu d’unir solidement nos forces autour des valeurs nationales et, résolument lancés vers l’avenir, initions notre marche en direction de la lumière.
Ginette Chérubin, Arch.
Pétion-Ville, le 14/02/11
cherginette@yahoo.com