Haïti/Télécommunications – Les opérateurs télécoms créent de l’emploi : le cas d’Haïti
Alors qu’en France de nombreux économistes pointent du doigt la destruction d’emplois dans le secteur des télécoms avec l’arrivée de Free, il est intéressant de regarder concrètement comment le développement d’un vrai opérateur télécom, investissant dans le réseau, développant une innovation sur les services et pas seulement en cassant les prix, arrive à développer de l’emploi de manière significative. Zoom sur Haïti et le cas de Digicel.
Le cas des opérateurs télécoms en Afrique est à ce titre exemplaire. Beaucoup de chiffres circulent, mais rares sont les études monographiques qui ont porté sur le cas concret d’un pays. Nous avons eu la chance de pouvoir réaliser l’une des premières d’entre elles en 2010 sur un cas particulièrement intéressant, celui d’Haïti, avec l’arrivée de Digicel en 2005, qui en l’espace de trois ans a révolutionné le marché local. Le cas d’Haïti est exceptionnel et mérite qu’on s’y attache car il s’agit de la plus rapide croissance d’un marché mobile au monde suite à l’arrivée d’un nouvel acteur (Digicel était certes le troisième entrant, mais les deux premiers n’avaient rien fait ou presque). Il s’agit donc d’un cas d’école exemplaire pour comprendre l’impact sur l’emploi. A ce jour, seuls deux pays pourraient encore offrir un tel terrain d’expérimentation (l’Ethiopie et la Birmanie), c’est dire si le cas haïtien est pertinent. A l’origine, l’AFD-Proparco, financeur du projet, a commandité une étude à BearingPoint, menée en 2009/2010 avec l’institut norvégien Fafo. Cette étude a couvert trois dimensions :
- l’évaluation de l’impact direct du lancement de Digicel sur la croissance du secteur des télécommunications ;
- la mesure de l’impact du lancement de Digicel sur l’activité économique et l’emploi en Haïti ;
- l’évaluation des effets socioéconomiques de la pénétration de la téléphonie mobile en Haïti.
La méthodologie de l’étude repose sur une analyse des effets du secteur des télécommunications sur la croissance des pays en voie de développement, tels qu’identifiés par un corpus d’études théoriques et sur une enquête terrain menée auprès de 2000 Haïtiens.
Méthode
Concernant le corpus théorique, l’analyse de l’ensemble des études d’économistes, menées notamment en Afrique entre 1999 et 2009, a permis de dégager deux cas classiques de stimulation du marché de l’emploi : d’une part, la génération d’emplois et de revenus directs (opérateurs, constructeurs, location du mobile, programmes de Village Phone, commerce par téléphone, etc.), et d’autre part la facilitation de la procédure de recherche d’emploi (accès facile aux informations relatives à l’emploi, possibilité d’être contacté par des employeurs, répondre à une offre, etc.). Les études de Bruns et Bayes (1999)1 ont mis en évidence que la principale raison des appels émis d’un centre GrameenPhone via le mobile au Bangladesh était de nature financière (recherche d’emploi, etc.) ou relationnelle (contact des proches, etc.). Au Nigeria, le secteur des télécoms, et en particulier de la téléphonie mobile, est considéré comme le principal employeur avec 400 000 emplois créés selon l’UIT2. Au-delà de la création d’emplois, la téléphonie mobile permet l’éclosion d’un esprit entrepreneurial. L’expérience lancée par Grameen Telecom au Bangladesh, et étendue en Ouganda et au Rwanda, a permis d’aider des femmes à créer leur propre commerce de type « Village Phone ». Les opératrices de Village Phone perçoivent une rémunération deux fois plus élevée que le revenu par habitant moyen national. Le nombre d’emplois indirects créés est estimé à 100 000 (intermédiaires, agents, entrepreneurs, fournisseurs et opérateurs Village Phone).
Digicel
L’impact de Digicel sur l’emploi est analysé au travers de trois prismes : évaluation des emplois directs bruts créés par Digicel depuis 2005, évaluation de l’activité générée par Digicel chez les vendeurs de rue, analyse de l’utilisation du mobile pour la recherche d’emplois (étude terrain). Le cas le plus facile à analyser est celui des emplois directs et indirects. Les emplois directs désignent tous les employés basés en Haïti et directement rémunérés par Digicel Haïti. Ceux-ci incluent également les employés de Digicel Haïti qui travaillent dans des centres téléphoniques Digicel pour le compte d’autres zones géographiques du groupe Digicel (pour le compte des Antilles françaises notamment). Les emplois directs potentiellement créés sont les suivants : ingénieurs, techniciens, commerciaux, chefs de produits marketing, équipe dirigeante, opérateurs de centres d’appels, personnel support (nettoyeurs, etc.). Le nombre d’emplois indirects a été quant à lui estimé en recoupant les données communiquées par Digicel avec l’extrapolation des données collectées sur place. Les emplois indirects éventuellement impactés sont les suivants : vendeurs en magasin, vendeurs de rue, ouvriers du BTP, gardiens d’antenne, personnel de maintenance du réseau, consultants.
En ce qui concerne le réseau de distribution, grand pourvoyeur d’emplois indirects, les données collectées sur place ont permis d’obtenir un carottage du réseau. Le carottage consiste à analyser une ou plusieurs chaînes de sous-traitants de vente pour identifier à chaque étape les effectifs attribuables à la vente ou à la revente des produits de l’opérateur (le pourcentage de l’effectif total de vente correspondant au rapport entre le volume de vente des produits de l’opérateur et le total des ventes), ainsi que la distribution des volumes de vente (vente en gros des produits de l’opérateur à ses différents clients, volume de vente au détail). Il est ainsi possible d’obtenir, pour chaque niveau du réseau, une modulation type des effectifs attribuables à la vente des produits de l’opérateur pour un volume de vente donné. Par la suite, ce niveau type d’effectif est extrapolé à chacun des niveaux de distribution en fonction du volume total de vente à ce niveau.
Tableau récapitulatif des emplois liés à l’activité de Digicel
Cette analyse permet de déterminer l’ensemble des emplois créés. Nous les avons estimés à près de 63 000 en trois ans, ce qui pour un pays de la taille et du niveau de développement d’Haïti est sans précédent.
Au total, l’activité de Digicel permet d’employer près de 63 368 personnes, soit près de 3,5% de la population active, dans le secteur des services du pays. La rapidité de monter en puissance est en cela exceptionnelle. Au-delà de ces chiffres (confirmés dans leur ampleur en 2012), il est intéressant de noter que par rapport à la moyenne du pays, les conditions d’emploi de Digicel sont plutôt favorables. Digicel se classe parmi les entreprises offrant des avantages sociaux avancés :
– Digicel rémunère 20 jours de congés payés par an (en 20093, seuls 23% de la population active haïtienne bénéficiaient de congés payés).
– Digicel prend en charge un congé maternité (en 2009, seuls 19,6% de la population active en Haïti en bénéficiaient).
– Enfin, Digicel offre une couverture maladie (en 2009, seuls 9% de la population en bénéficiaient).
En termes de répartition des emplois entre hommes et femmes, les hommes sont surreprésentés par rapport à la moyenne nationale (64% chez Digicel, contre 43,5% dans l’ensemble de la population haïtienne).
La contribution de Digicel en termes d’emplois doit cependant être relativisée par l’ampleur du travail à temps partiel et par la répartition inégale de la marge dans la chaîne de valeur. Il est en effet très probable que de nombreuses personnes comptabilisées comme étant employées de Digicel conjuguent plusieurs emplois ou travaillent pour des concurrents de Digicel. Au sein même de Digicel, près de 830 employés de la direction réseaux et des centres d’appels sont employés à temps partiel, ce qui représente environ 415 équivalents temps plein. Dans le réseau de distribution, la part de l’activité des revendeurs, et en particulier des vendeurs de rue, directement liée à Digicel, n’est pas connue, mais il est probable que la vente de produits Digicel ne soit pas leur seule source de revenus. Cependant, la vision « équivalent temps plein » doit elle-même être relativisée au regard du contexte local. Un simple vendeur de rue de Digicel à temps partiel gagne trois à cinq fois plus que le salaire moyen du pays !
Enfin, il ne faut pas oublier l’aspect qualitatif du mobile et de fluidification du marché de l’emploi. L’étude menée a permis de comprendre les usages par les Haïtiens de leur mobile. 70% des appels sont d’ordre personnel. Sur les 30% restant, la recherche d’emploi concerne le tiers, soit au total 10% des communications. Dans un pays où l’emploi est une denrée rare, où l’emploi est précaire et à durée restreinte (quelques jours souvent), avec des moyens de communication terrestres (routes) peu pratiques, le téléphone mobile devient un moyen de fluidifier le marché de l’emploi. Celui qui a un téléphone mobile a plus facilement accès aux informations du marché caché. C’est peut-être là l’impact majeur des télécoms sur l’emploi dans les pays émergents.
L’étude menée sur Haïti, la première du genre, reste exemplaire pour démontrer que directement ou indirectement les télécoms sont créatrices de valeurs et d’emplois dans les pays émergents.
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