Québec-Haïti : Écrire, un combat contre le silence
Entretien avec Pierre Nepveu.
Série, dans le cadre des rencontres québécoises en Haïti
Pierre Nepveu est poète, essayiste et romancier et il est professeur émérite de l’Université de Montréal, où il a enseigné la littérature de 1978 à 2009. Il a consacré de nombreux travaux critiques à la littérature et à la poésie québécoise contemporaine. Lauréat de plusieurs prix, il a été nommé membre de l’Académie des lettres du Québec et de l’Ordre du Canada.
Q : Vous êtes poète, essayiste et chercheur. Comment conciliez-vous ces trois identités ?
R : Je ne les vois pas comme des « identités », mais comme des activités complémentaires, auxquelles j’ajouterais d’ailleurs l’enseignement, exercice de la parole vive, dans le cadre de ma carrière à l’Université de Montréal. Écriture et oralité, texte et commentaire, ce sont deux ordres du langage et de l’esprit qui se nourrissent mutuellement, comme l’a très bien compris par exemple la culture juive. Mon enseignement a toujours été à la source de ma pratique de la critique et de l’essai, celle-ci ramenant la parole dans l’ordre de l’écriture. Il y a comme une boucle, un parcours cyclique qui demeure vital pour moi.
Sur le plan même de l’écriture, la poésie et l’essai me paraissent en rapport de symbiose. D’abord parce que la poésie est déjà en elle-même une forme de pensée, de méditation du monde et qu’à l’inverse, il n’y a pas d’essai qui vaille sans un élan lyrique, un mouvement entier de l’écriture, qui s’apparente à la poésie. Ce n’est pas pour rien que tant de poètes ont aussi été d’excellents essayistes et que par ailleurs, tant de philosophes (et pas seulement Heidegger) ont perçu des enjeux majeurs dans la parole des poètes.
Il y a aussi une autre considération plus personnelle : comme poète, je n’ai jamais cessé de lire de nombreux autres poètes québécois et étrangers. Mais lire ne me suffit pas, j’ai besoin de mettre ma lecture dans une forme écrite pour lui donner sa pleine consistance. Écrire sur les autres poètes et les écrivains, cela a toujours été pour moi une manière de donner corps à ma lecture et d’aborder du même coup les grands enjeux de la culture et de l’histoire contemporaines, surtout dans le contexte québécois qui est le mien. Sur ce plan, j’ai eu la chance de naître en 1946 et de connaître ainsi une période historique absolument passionnante, tant à l’échelle mondiale qu’au Québec même, un État qui a traversé de profondes mutations depuis la Deuxième Guerre mondiale. Parler des poètes, écrire sur la littérature, c’est forcément prendre en charge ces transformations, qui concernent des enjeux identitaires, historiques, sociaux, culturels.
Q : Quand et comment avez-vous commencé à écrire ?
R : Pour faire court, je dirais que j’ai commencé à écrire parce qu’adolescent, je ne savais pas parler. Je suppose qu’un grand nombre d’écrivains ont commencé ainsi. La poésie a été pour moi un langage autre, oblique, à la fois étrange et nécessaire, pour exprimer quelque chose de moi-même et de mon univers que je ne pouvais pas dire autrement. La littérature québécoise était en plein essor dans les années 1960. Il y avait des romanciers majeurs comme Réjean Ducharme, Hubert Aquin, Marie-Claire Blais, des poètes inspirants comme Paul-Marie Lapointe, Roland Giguère, Jacques Brault, des revues littéraires comme Liberté et Parti pris. À Montréal où j’habitais, c’était une époque extrêmement dynamique, une sorte de révolution culturelle. Pour la première fois sans doute, un jeune écrivain québécois pouvait se sentir porté, inspiré par la génération qui le précédait, tout en ayant en même temps la tâche de ne pas simplement la répéter. On parlait beaucoup de la poésie du pays dans les années soixante, une poésie qui voulait nommer notre monde, nos paysages, situer notre identité propre en Amérique du Nord. Gaston Miron, dans L’homme rapaillé, publié en 1970, allait donner un écho particulièrement puissant à cette quête du « pays natal ». Comme la plupart des poètes de ma génération, j’ai senti le besoin de m’éloigner de cette esthétique, de pratiquer une écriture plus urbaine, une sorte de réalisme des choses et des lieux dont j’ai souvent trouvé l’inspiration chez des poètes des États-Unis comme William Carlos Williams, Robert Creely, et quelques autres.
Q : Quel sens a pour vous le fait d’écrire ?
R : Écrire a été pour moi un combat contre le silence, mais je dirais que de plus en plus, il s’agit tout autant d’une lutte contre le chaos et la surabondance qui caractérisent le monde contemporain et qui submergent le champ culturel. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles je publie à un rythme modéré, en laissant à chaque livre le temps de mûrir. L’hyper-rapidité est le corollaire du chaos ambiant. Tout nous incite à être des hyperactifs dont l’attention se trouve sans cesse sollicitée par le prochain sujet, la prochaine nouvelle, le prochain livre. Je crois que c’est là un des grands drames de la culture actuelle et un véritable danger. Je ne surestime pas les possibilités de la littérature, dont le pouvoir est ébranlé dans nos sociétés actuelles, y compris au Québec, mais je crois qu’écrire est une forme de résistance à la surexcitation ambiante, une pratique du ralentissement, du recueillement et de la mémoire. Quand je n’écris pas, je me cramponne aux livres des autres, mais j’ai aussi le sentiment de m’en aller à la dérive, d’être emporté par le fleuve en crue du monde contemporain.
Q : Votre dernier essai sur Gaston Miron est accueilli favorablement. Pouvez-vous nous parler de Gaston Miron ?
R : Au Québec, Miron a l’importance qu’un Aimé Césaire a pu avoir pour les Antilles et la poésie noire. Né en 1928, il a d’ailleurs lu dès les années 1950 le Cahier d’un retour au pays natal et cette figure du « natal », au sens d’un pays où l’on peut vivre et être pleinement soi-même, est d’ailleurs explicite dans son œuvre. « Je n’ai jamais voyagé vers autre pays que toi, mon pays » : tel est l’un des vers les plus célèbres de L’homme rapaillé, son livre unique mais immense, réédité à plusieurs reprises depuis 1970 (y compris dans Poésie / Gallimard à Paris), traduit dans plusieurs langues, et atteignant aujourd’hui les 100 000 exemplaires vendus. On l’a souvent qualifié de « poète national » parce qu’il a su mieux dire qu’aucun autre le passage qu’a connu la société québécoise entre 1945 et 1970 et qui a été une mutation historique et psychique, touchant tous les domaines d’activités. Chez Miron, cela a d’abord pris la forme d’un désir d’autonomie littéraire par rapport à la France, mais surtout d’indépendance par rapport au Canada anglais et à l’Amérique anglophone, où nous sommes évidemment très minoritaires (à peine 8 millions sur un continent anglophone de plus de 300 millions). Le vrai passage, chez Miron est celui qui va d’une condition pauvre, humiliée, dépossédée sur les plans culturel et linguistique, vers une renaissance, une « résurrection » permettant à l’homme québécois de se tenir debout et d’affirmer sa dignité. Miron fait entendre la voix d’un homme souffrant, sombre, « agonique », qui veut accéder au bonheur d’être, à la pleine lumière d’exister. Chez lui pourtant, le pouvoir propre de la poésie n’a jamais suffi. Très tôt, dès 1953, il a fondé une maison d’édition, L’Hexagone, dans laquelle il a investi son projet d’une transformation culturelle du Québec. Bien sûr, tout cela comportait inévitablement une dimension politique. Ceux qui se définissaient jusque là comme « Canadiens français », qui avaient souvent le sentiment d’être colonisés de l’intérieur même par le Canada et méprisés dans leur langue, ont désormais revendiqué leur identité de Québécois. Miron s’est beaucoup engagé dans cette lutte indépendantiste et la figure du militant est très présente dans sa poésie, parfois en lien avec son admirable poésie amoureuse. La dimension linguistique a été centrale dans ce combat politique. Contre un bilinguisme institutionnel qui donnait toujours l’avantage à l’anglais, même dans une société très majoritairement francophone comme celle du Québec, Miron a vu, avec plusieurs autres de sa génération, qu’il fallait donner à la langue française au Québec sa pleine légitimité. Ce combat a trouvé sa plus grande victoire en 1977 avec l’adoption de la Charte de la langue française qui consacrait celle-ci comme seule langue officielle du Québec, tout en reconnaissant la présence et les droits d’une minorité anglaise établie en sol québécois depuis le 18e siècle. Par contre, une des grandes déceptions de Miron a été l’échec du mouvement indépendantiste, aux deux référendums tenus en 1980 et en 1995.
Par sa poésie, par sa parole publique et son simple charisme, Miron est devenu au Québec, bien avant sa mort en 1996, une figure prestigieuse et proprement légendaire. C’est à cette figure que je me suis mesuré en travaillant pendant plusieurs années à sa biographie, publiée à Montréal en 2011. Par-dessus tout, Miron demeure un immense poète, un créateur de langue qui traite de thèmes universels à travers la condition québécoise : la lutte contre l’injustice et l’aliénation, la quête amoureuse, l’aspiration humaine à un lieu habitable où il soit possible de s’épanouir. Par là, il demeure bien vivant, on continue de le lire au Québec et à l’étranger, et il connaît depuis quelques années une nouvelle vie à travers la mise en musique et en spectacle de ses poèmes, notamment grâce au groupe des Douze hommes rapaillés.
Q : C’est votre premier séjour en Haïti. Quelles sont vos attentes ?
R : L’imminence de mon premier voyage en Haïti suscite en moi une grande émotion. Pour la première fois en effet, je vais rencontrer, voir, sentir, toucher le pays réel, alors qu’Haïti est pour moi, depuis au moins trente ans, essentiellement un pays littéraire. C’est la lecture d’un écrivain québécois d’origine haïtienne, Robert Berrouet-Oriol, qui dès 1983 ou 1984, m’a fait intégrer le concept d’ « écriture migrante », que j’ai alors appliqué à la nouvelle situation identitaire de la littérature québécoise, caractérisée notamment à cette époque par un important apport d’écrivains venus de l’étranger. Je me suis mis à lire les poètes haïtiens qui avaient créé le groupe Haïti littéraire et avaient fui le régime Duvalier, Serge Legagneur et Anthony Phelps surtout, et aussi des romanciers établis au Québec : Gérard Étienne, Dany Laferrière, Émile Ollivier. Un peu plus tard, j’allais découvrir les œuvres de Joël Des Rosiers et de Marie-Célie Agnant. À l’université, j’ai eu des étudiantes d’origine haïtienne dont le travail m’a marqué : Stéphane Martelly qui a fait sous ma direction un mémoire sur le poète Magloire-Saint-Aude, et Lucienne Nicolas, qui a fait sa thèse sur les romanciers haïtiens de la diaspora, publiée plus tard à l’Harmattan, à Paris. Ces lectures et ces amitiés m’ont rendu Haïti très présent, en même temps que je découvrais les œuvres de Jacques Roumain, René Depestre, Marie Vieux-Chauvet. J’ai parfois l’illusion de m’être promené dans les rues de Port-au-Prince, d’avoir respiré le parfum des jardins de Jacmel et parcouru la campagne haïtienne. J’ai même écrit un roman, L’hiver de Mira Christophe, qui met en scène une femme née en Haïti !
Naturellement, cette familiarité avec le pays littéraire s’est nourrie de la forte présence desHaïtiens à Montréal et aussi du fait qu’Haïti est un des pays étrangers les plus présents dans les médias québécois, même si c’est souvent sous l’angle presque exclusif de la misère, de la violence et des catastrophes (le terrible séisme que vous avez connu en janvier 2010 ayant été comme un paroxysme). Compte tenu de tous ces préalables, comment la perspective de séjourner en Haïti ne me remuerait-elle pas en profondeur ? C’est un peu comme aller enfin rencontrer un frère avec qui je n’aurais jamais communiqué que par lettres ou par téléphone. J’attends beaucoup de ce contact direct : des images et des sensations, bien sûr, mais surtout des rencontres humaines, des échanges, des dialogues. À distance, on n’échappe jamais entièrement aux stéréotypes, et je souhaite rapporter de ce voyage une vision plus riche, plus complexe d’un pays que j’aime déjà à travers mes lectures et mes amitiés au Québec. En même temps, j’espère pouvoir faire un peu mieux connaître mon propre pays et sa littérature, poursuivre une vraie conversation qui me paraît nécessaire entre nos deux États, certes très différents, mais fortement liés par les migrations, les coopérations et par leur rapport à la langue française, exceptionnel dans les Amériques. (http://www.alterpresse.org)