Saison de porcs de Gary Victor: Dompter le chaos
par Chantal Guy
Fondée en 2003 à Montréal, la petite maison d’édition Mémoire d’encrier s’est donné pour mission de réunir les imaginaires du Nord et du Sud. Grâce à elle, on découvre ici l’oeuvre de Gary Victor, l’un des écrivains haïtiens les plus lus en son pays.
Nous l’avions remarqué avec Treize nouvelles vaudous l’an dernier, un recueil de textes éclectiques, rempli d’humour assez acide, qui nous plongeait au coeur des contradictions de la vie en Haïti. Il a publié cet automne chez Mémoire d’encrier Saison de porcs, un polar qui flirte avec la politique et le fantastique. Mais son oeuvre est beaucoup plus vaste, pour ne pas dire immense, et mêle plusieurs genres; romans, nouvelles, théâtre, feuilleton. Si Gary Victor a pratiqué bien des métiers, il ne se consacre aujourd’hui qu’à l’écriture. Pour les journaux, la radio, le cinéma. Mais avant tout pour lui-même. «J’écris pour me faire plaisir, nous a-t-il dit lors de son passage au Salon du livre où il était l’un des dix invités d’honneur. Je me plais en écrivant, et c’est l’une des raisons qui fait que je ne me censure pas. Je donne le plein de moi-même.»
En effet, dans ses livres, Gary Victor n’hésite par à aborder de front les absurdités du quotidien haïtien. Est-ce sans risque? «En Haïti, la sécurité est ce qu’elle est… Nous ne sommes plus en dictature comme à l’époque de Duvalier, la presse est très libre, mais c’est plus une liberté qui s’apparente à un chaos.» Dans Saison de porcs, un policier complètement alcoolique, forcément raté parce qu’il refuse la corruption, se trouve mêlé à une sordide histoire de trafic d’enfants, alors qu’il a lui-même mis sa fille en adoption afin de lui offrir un meilleur avenir. «Ce n’est pas tant la recherche de la vérité qui l’intéresse, mais sauver sa peau, sauver sa fille. En Haïti, les enquêtes n’aboutissent jamais… Il entre malgré lui en action.»
Un peu comme Gary Victor est entré dans l’écriture. «Chaque fois que j’ai l’impression que je vais sombrer, je plonge dans un roman, et pendant les quelques mois que je passe dans l’écriture, je suis dans ma dope, dans mon trip, et là j’oublie tout. Pendant quelque temps.»
Son style, et pourquoi pas sa vocation, est né de cette urgence de contrer le chaos, mais aussi du conflit littéraire entre son père et sa mère, raconte-t-il. «Pour mon père, il ne fallait lire que la grande littérature, Sartre, Camus, Dostoïevski, Tolstoï, tandis que ma mère était une fan de littérature populaire, Alexandre Dumas, les polars américains, la bande dessinée, la science-fiction. Ils s’engueulaient constamment sur leurs goûts littéraires!» Le jeune Gary préférait les lectures de sa mère. Il est allé plus tard à la rencontre des lectures de son père – «ce qui fait que j’ai tout lu» – mais conserve une affection pour la vision maternelle de la littérature. Ce que l’on trouve dans son oeuvre, bien sûr. Et ce qui explique probablement pourquoi il est un écrivain très populaire en Haïti. «Dans mon pays, les gens aiment beaucoup ce que je fais. Sauf peut-être ceux qui peuvent se reconnaître dans ce que je dénonce. Sinon, j’ai l’impression que la majorité silencieuse s’entend souvent dans ce que j’écris. C’est leur quotidien. La corruption est tellement endémique qu’elle devient invisible.»
Et les lecteurs du Québec, de Paris? «J’estime qu’il y a une universalité dans ce que j’écris, et un regard sans complaisance sur ma société. Un regard honnête, je crois.»
Quant à l’avenir d’Haïti, il dit ne pas partager le désespoir de son personnage dans Saison de porcs, parce que «en tant qu’écrivain, j’ai droit à l’espoir». Et nous, nous avons droit à ses livres…
Chantale Guy [La Presse]