Transition en panne en Haïti : Éviter de se précipiter vers des élections
Les efforts des responsables politiques haïtiens et de leurs partenaires étrangers pour mettre fin aux violences croissantes des gangs n’ont pas encore porté leurs fruits. En avril 2024, un gouvernement de transition réunissant les principales forces politiques du pays est entré en fonction avec la promesse d’organiser des élections – les premières en près de dix ans. Peu après, un premier contingent de police kényan est arrivé dans le pays, dans le cadre d’une mission de sécurité multinationale chargée d’endiguer l’emprise des gangs sur la capitale, Port-au-Prince, et ses environs. Mais les espoirs placés par les Haïtiens dans le gouvernement de transition et la mission étrangère ont laissé place à la désillusion. Face aux luttes partisanes et aux soupçons de corruption, l’impasse politique s’est prolongée. La violence fait rage, les gangs se livrant à certains des pires massacres jamais commis, tandis que la mission étrangère, en manque de personnel et de financements, peine à les maîtriser. Puisqu’il paraît peu probable que des élections puissent se tenir en toute sécurité à court terme, les autorités de transition devraient surmonter leurs différends internes afin de s’entendre sur une feuille de route réaliste vers un scrutin et une réforme constitutionnelle. Le Conseil de sécurité de l’ONU, pour sa part, doit se prononcer sur la meilleure façon de répondre à l’appel à l’aide lancé par Haïti pour lutter contre les gangs.
Le mois de février 2024 a constitué un tournant inquiétant dans l’essor des gangs, mais aussi le début de mesures apparemment concertées pour tenter de stabiliser Haïti. Au lieu de s’affronter, les gangs ont décidé de s’unir pour lancer une attaque sur plusieurs fronts : ils ont assiégé Port-au-Prince, prenant le contrôle de plus de 80 pour cent de la ville, vidé les prisons, saccagé les commissariats de police et contraint l’aéroport à fermer. Le Premier ministre Ariel Henry étant alors coincé au Kenya, où il négociait le déploiement de la mission d’appui à la sécurité, il était nécessaire de prendre des mesures audacieuses. Des nations caribéennes, les Etats-Unis et d’autres Etats étrangers ont convié les principales forces politiques haïtiennes à un sommet en Jamaïque le 11 mars, les exhortant à former un gouvernement de transition pour succéder à celui d’Ariel Henry. L’idée était qu’avec un nouveau gouvernement multipartite et la promesse de nouvelles élections, les dirigeants du pays pourraient enrayer l’effondrement des institutions et la chute vertigineuse de la confiance de la population envers l’Etat, tandis que la mission étrangère viendrait prêter main-forte à la police locale pour faire reculer les gangs.
Alliant l’objectif de rétablir un gouvernement légitime et celui de restaurer la sécurité, cette stratégie a vu le pouvoir être confié à un Conseil présidentiel de transition, avec un Premier ministre nommé par ce nouvel organe. Ce dispositif n’a cependant pas tardé à provoquer de nouvelles dissensions. A plusieurs reprises, les membres du Conseil sont entrés en conflit avec le Premier ministre initialement choisi, Garry Conille, un ancien haut fonctionnaire de l’ONU. En novembre 2024, le Conseil a mis fin à l’impasse en limogeant ce dernier et le remplaçant par l’homme d’affaires Alix Didier Fils-Aimé. Ce faisant, le Conseil a aussi voulu signifier qu’il était bel et bien aux commandes. Mais les querelles n’ont pas cessé. Les membres du Conseil sont également entrés en désaccord avec les groupes politiques qu’ils sont censés représenter. Surnommés les « secteurs », ces groupes voient dans l’indépendance croissante des membres du Conseil une menace pour leurs intérêts. Outrées par leur supposée perte de pouvoir, certaines parties ont exigé un remaniement complet du gouvernement. Enfin, les accusations de corruption portées contre trois membres du Conseil, qui ont refusé de démissionner ou de coopérer avec les autorités, ont entaché l’image du gouvernement auprès de l’opinion publique.
Pour aggraver encore la situation, le projet de réforme constitutionnelle, qui doit être soumis à référendum au premier semestre 2025, et celui d’organiser des élections avant la fin de l’année, n’ont guère avancé. Les membres des organes électoraux provisoires n’ont été nommés qu’en décembre 2024 et les listes électorales du pays ne sont pas à jour.
Dans les conditions actuelles, la tenue d’un scrutin serait en outre dangereuse pour les candidats comme pour les électeurs. Malgré des victoires ponctuelles de la police et de la mission étrangère face aux gangs, ces derniers contrôlent une grande partie de la capitale et des axes routiers essentiels menant au reste du pays, tandis que les combats se propagent à d’autres régions. Ces cinq derniers mois, les gangs ont perpétré au moins quatre massacres qui ont coûté la vie à quelque 400 personnes. La mise en place d’un calendrier électoral échelonné ou l’installation de bureaux de vote en dehors des territoires contrôlés par les gangs pourraient permettre d’organiser les élections dans certaines zones. Mais le risque d’abstention est élevé, avec une participation potentiellement inférieure aux 20 pour cent enregistrés lors des dernières élections en Haïti en 2016. Les gangs pourraient également faire régner la terreur dans les zones qu’ils contrôlent afin de s’assurer que leurs alliés obtiennent des postes influents.
Au lieu de se précipiter vers les élections, le gouvernement de transition devrait se concentrer sur les aspects concrets d’une gouvernance responsable.
Au lieu de se précipiter vers les élections, le gouvernement de transition devrait se concentrer sur les aspects concrets d’une gouvernance responsable. En s’appuyant sur l’accord à l’origine de sa création, il devrait mettre en place une assemblée où les groupes politiques représentés au sein du Conseil pourraient résoudre leurs différends sans menacer de renverser l’Etat. Les autorités devraient également se hâter de nommer un Conseil national de sécurité et de fournir au secrétaire d’Etat à la Sécurité publique le soutien nécessaire pour élaborer une stratégie visant à atténuer la violence, fondée sur des mesures concrètes et réalistes. Le gouvernement devrait également montrer qu’il prend la lutte contre la corruption au sérieux en s’assurant que ses membres aient à rendre des comptes.
Les autorités de transition devraient collaborer avec leurs partenaires étrangers pour explorer les moyens de rendre l’appui extérieur en matière de sécurité plus durable et plus efficace. Cette réflexion est d’autant plus cruciale que le financement provenant des Etats-Unis, principal bailleur de fonds d’Haïti, a été en partie gelé par l’administration Trump, compromettant ainsi gravement l’engagement de Washington à contribuer aux futures opérations de sécurité. Les dons destinés à la mission multinationale sont bien en deçà des attentes et les 2 500 officiers promis, ainsi que les équipements, ne sont pas tous arrivés.
L’ONU pourrait contribuer aux besoins financiers et logistiques de la mission en s’inspirant de son soutien aux forces de l’Union africaine (UA) en Somalie, mais il n’est pas certain qu’une telle approche permette de combler toutes les lacunes actuelles des opérations.
Le Conseil de sécurité de l’ONU réfléchit également à la possibilité de transformer la force dirigée par le Kenya en une opération de maintien de la paix à part entière, comme l’a réclamé le gouvernement haïtien. Cette décision permettrait de remédier aux problèmes de financement de la mission. Si le Conseil opte pour cette solution, l’ONU, en étroite coordination avec les autorités haïtiennes, devrait faire de la lutte contre les gangs sa priorité et se tenir prête ensuite à épauler la reconstruction des institutions et le développement du pays.
Depuis l’assassinat du président Jovenel Moïse en juillet 2021, de nombreux Haïtiens ont réclamé la formation d’un gouvernement capable de mobiliser un large soutien populaire pour réprimer la montée de la violence. Le siège de Port-au-Prince par les gangs semblait avoir marqué un tournant. Mais plutôt que de chercher à organiser des élections sécurisées, le gouvernement de transition s’est laissé entraîner dans des luttes d’intérêts personnels. Les nouveaux dirigeants du pays doivent à présent se montrer à la hauteur de la situation, en travaillant avec des partenaires étrangers pour mettre fin au bain de sang qui a mené Haïti au bord du gouffre.
Source: APR