À Martissant, une seconde vaut une éternité de nostalgie

Il est 8 heures. Le soleil illumine l’horizon. À Portail Léogâne, des gens déambulent. La circulation est dense. Le bruit des klaxons résonne haut et fort. En attendant l’arrivée des passagers, quelques chauffeurs discutent. De temps en temps, leurs rires fusent aux quatre vents. En écoutant ces rires, je me dis, quoiqu’au fond du trou, nous gardons notre sens de l’humour.

Portail Léogâne, ce vendredi, est un véritable lieu de rencontre et de vente. Une marée humaine. Mon ami H et moi, nous allons à Petit-Goâve pour rencontrer quelques élèves à qui nous comptons parler de curiosité, de l’importance de la lecture comme moyen de rêver, de créer et d’imaginer le monde.

De Delmas à Portail Léogâne, nous nous interrogeons sur le comportement à adopter dans le cas où il y aurait des turbulences sur la route de Martissant. Est-ce que les gangs armés ont bloqué la route ? Pour faire baisser son stress, mon ami H essaie d’écouter un live audio sur Facebook. « Pòtoprens leve byen maten an. Machin Dieu-qui-décide yo ap pase timidman Matisan. Nous wè 2, 3 machin ap chaje Pòtay », a rapporté le journaliste.

Arrivé à Portail Léogâne les autobus qui, d’habitude, assurent le transport se font rares. À peine quelques-uns iront dans le Sud. Les autres attendent des passagers qui iront à Delmas et à Petion-Ville. Vers le Sud, c’est l’insécurité, la mort. Le trajet vers le Sud est jalonné d’hommes armés prêts à vous loger une balle à la tête. Peu importe que vous soyez médecin, infirmière, écolier, étudiant, professeur, madan Sara ou autres, le danger est là. Vers le Sud la vie humaine n’a pas de valeur. Vers le Sud, l’arbre de la longévité peut être déraciné à tout moment. Vers le Sud, la mort circule aisément, pour un regard, une parole.

Nous prenons un autobus pour Carrefour d’où nous comptons prendre un autre pour nous rendre dans la région des Palmes. Dans le Pappadap, les passagers espèrent la compagnie d’autres voyageurs, pour être plus nombreux durant cette traversée incertaine.

Je m’installe sur le banc, presque à l’entrée du bus. «Kafou, Kafou, Kafou» crie un jeune homme pour interpeller d’autres passagers. Le procédé porte ses fruits puisque peu de temps après, l’autobus est rempli. Le chauffeur démarre dans un silence de cimetière, fait de doute, de peur, d’incertitude et d’espoir.

Près du théâtre national, quatre enfants se rendent à l’école. Qu’ils sont beaux dans leur bel uniforme. Une petite fille et trois garçons. Que leur réserve l’avenir ? Je souris en voyant l’espoir dans leur empressement. En face du théâtre national, une vieille dame vend du pate kòde. Pas d’affluence autour de sa table. À peine quelques acheteurs. La zone a l’aspect du bout du monde. Le danger plane. Dans le bus, le silence est encore plus lourd. Il prend du poids pour repousser le malheur, le malheur qui habite Martissant, repaire de bandits.

Mon regard fouille la rue. « Pourquoi tu regardes comme ça, Monsieur. Arrête. Tu mets notre vie en danger », m’a confié une jeune dame, visiblement en colère. Bien que silencieux, les autres passagers semblaient être de son avis. Ils ne savent pas que moi aussi j’ai peur, que mon cœur battait la chamade, que moi aussi je me sens proche de la mort. Mourir à cause d’un regard.

Martissant ressemble à un champ de bataille. Des voitures calcinées gisent sur la route. Les écoles sont fermées. Que font les élèves en ce moment ?

Des feuilles mortes et des détritus encombrent la route. Je vois le sous-commissariat avec sa porte d’entrée brisée, ses murs percés des trous laissés par des projectiles. Dans l’autobus, toujours le silence.

Embouteillage à Martissant 7. Panique. Les voyageurs grondent le chauffeur. «Kèt», pourquoi le chauffeur qui est devant nous n’avance pas ? Il attend quoi? »,  ajoute une dame, la voix imprégnée de tristesse et de peur. « Chofè pou kisa w pa fè yon mannèv pou w ale ? crié une autre. Mon ami H semble bouleversé. On attend. Nous sommes attentifs. Le véhicule qui précède le nôtre bouge enfin. Son arrêt a duré deux minutes. Deux minutes qui furent une éternité. À Martissant, deux minutes peuvent valoir une vie. Plus on tergiverse, plus on se met en danger.

Le bus avance. Ma peur augmente en voyant un jeune armé à Martissant 23. Je recommence à respirer normalement à Fontamara 27.

Le bus avance. Nous sommes arrivés à Carrefour. La peur est partie. La parole est de retour. Soirée poétique. En amour avec Miles Davis et Chet Baker. Rencontre. Causerie autour de la lecture.

Il faudra quand même repartir pour Port-au-Prince samedi matin. Le même scénario se jouera, cette fois, en sens inverse, mais avec la même peur, la même incertitude, les mêmes précautions, jusqu’à Portail Léogâne. Jusqu’à quand ?

 

 

 

 

Source: Le Nouveliste

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