La gazoline, l’essence d’un marché noir…
Depuis plus d’un mois, il faut débourser dans plusieurs villes de province entre 750 et 1 000 gourdes pour acheter un gallon de gazoline dont le prix à la pompe est de 224 gourdes. Aux Cayes, le prix de ce liquide devenu plus que précieux a grimpé jusqu’à 1 500 gourdes, voire plus. Nombreux sont les vendeurs saisonniers à profiter de ce marché noir malgré les mises en garde de certaines autorités locales…
Mario effectue un dernier contrôle mécanique dans son vieux tap-tap avant de se rendre dans le Plateau central. Cet homme dans la cinquantaine est connu dans ce quartier de Delmas comme vendeur de clairin en gros, un rhum local. Le samedi 5 octobre, ses cinq barils embarqués sur son véhicule ne seront pas remplis d’alcool mais de gazoline. « C’est la nouvelle filière », se réjouit-il. Un pompiste à Mirebalais lui vend une importante quantité d’essence qu’il revend dans d’autres villes de province, dont les Cayes. « J’achète le gallon à 300 gourdes, je le revends en un clin d’œil à 600 gourdes, dit-il. En une journée, je vends deux cents gallons. »
Des bidons jaunes ornent les trottoirs et la chaussée de la route nationale de Martissant en passant par la ville des Cayes, voire jusqu’aux zones les plus reculées. Presque tous les véhicules transportent des bidons jaunes ou des barils bleus. Toutes les stations d’essence dans la ville des Cayes sont fermées. Tout autour, une armada de revendeurs de gazoline. Le prix du gallon a plus que triplé. Ces derniers, de connivence avec des pompistes, en vrais magnats de la gazoline, font la loi.
Quand la vente est au ralenti, on peut acheter le gallon à 500 gourdes, mais à certaines conditions. Nicole a eu le choc de sa vie quand une pompiste qui, trônant devant son baril, a refusé de lui vendre deux gallons de gazoline à 500 gourdes après une brève négociation sur le prix. « Je ne vais pas me salir les mains pour seulement deux gallons », lui a craché la pompiste-revendeuse, qui préfère vendre son produit en gros.
« C’est le moment ou jamais de vous construire un logement avec tout l’argent récolté dans ce marché noir », lance, furieux, un chauffeur de taxi-moto à la pompiste. Il ne supporte plus cette pénurie. Il achetait la litre de gazoline à 60 gourdes des détaillants de son village. La litre était passée à 400 gourdes au plus fort de la crise, et se vendait encore pendant le week-end écoulé à 200 ou 250 gourdes. En conséquence, les prix des courses ont doublé, triplé ou quadruplé. Cela ne fait pas pour autant l’affaire des chauffeurs. « Les clients sont peu nombreux depuis cette pénurie de gazoline. Les autorités ont commencé à procéder à l’arrestation de certains revendeurs, mais ça n’a pas empêché la prolifération des détaillants », se plaint ce briscard.
Dans beaucoup de villages, les deux-roues sont à l’arrêt. Certains ont même repris leurs vélos qu’ils avaient abandonnés depuis belle lurette. Si les chauffeurs ont marre d’une telle situation, en revanche, les vendeurs par occasion croisent les doigts pour qu’elle perdure. Robert, un garagiste d’une cinquantaine d’années, est de ceux-là. Il s’est offert une nouvelle moto toute neuve. Il est d’autant plus fier que c’est grâce aux bénéfices de la vente de gazoline pendant ce marché noir. Avec la complicité de certains pompistes, Robert ne cache pas avoir gagné jusqu’à 100 000 gourdes de bénéfices en une semaine. « Ce n’est pas du vol, c’est du business », justifie-t-il.
Commerçante de produits cosmétiques depuis une dizaine d’années, Chantal s’est, elle aussi, lancée dans la filière carburant. Résidente de Torbeck, elle ne cache pas son amour pour son nouveau commerce. Grâce à ses contacts de partout, elle n’est jamais en rupture de stock. Elle vend le gallon de gazoline à 500 gourdes. En une journée, elle peut écouler jusqu’à 200 gallons. Une sorte de station d’essence. Elle confie avoir empoché jusqu’à 125 000 gourdes de bénéfices. « Mon fils est tombé malade la semaine dernière, j’ai dépensé 200 000 gourdes pour le soigner. Qu’aurais-je fait sans ce nouveau commerce ? », s’est demandé Chantal.
Si Chantal se félicite d’avoir pu compter sur les bénéfices de son nouveau commerce pour sauver la vie de son enfant, des riverains y voient plutôt un mauvais sort. Un de ses voisins brandit l’adage « Bien mal acquis ne profite jamais. »
Alors que les autorités avaient annoncé, il y a plus de deux semaines, l’arrivée d’une importante cargaison de produits pétroliers à Port-au-Prince, les villes de province continuent de payer un lourd tribut à cause des axes routiers souvent bloqués dans le cadre des mouvements de contestation contre le président Jovenel Moïse. L’essence se vend donc au compte-goutte. Pour le bonheur des détaillants et des vendeurs saisonniers.
Source: Le Nouvelliste