Haïti/NTIC-Ushahidi en Haïti: les leçons à tirer de la cartographie de crise
La rédactrice en chef de SIG La Lettre, une publication mensuelle sur l’information géographique, revient sur l’évaluation de la cartographie Ushahidi, créée pour aider les secours lors du séisme à Haïti en 2010.
Quelques heures après le séisme du 12 janvier 2010 à Haïti, le projet Ushahidi (« témoignage » en Swahili) a été mis en place. Cette cartographie internet a rassemblé et géocodé entre 40.000 et 60.000 messages.
Au-delà de ce succès, Ushahidi a provoqué un véritable « changement de paradigme » en donnant enfin ses lettres de noblesse au « crowdsourcing » dans le domaine de la cartographie de crise.
Un rapport d’évaluation a été réalisé au printemps dernier, qui fait le point sur les principaux apports d’Ushahidi dans le cadre de la crise haïtienne en se concentrant sur les notions d’utilité et d’efficacité. Il pointe également quelques limites au projet.
Des données envoyées via Facebook et Twitter, et mises en forme par des volontaires
Patrick Meier aime à rappeler que la plateforme Ushahidi a été personnalisée et mise en place en quelques heures, aussitôt après avoir appris la nouvelle du tremblement de terre à la télévision.
En moins de 24 heures, des messages provenant de Twitter et de Facebook ont été cartographiés et mis à la disposition de tous par une petite équipe de volontaires.
Dès le 14 janvier, devant le flot sans cesse grandissant de messages à traduire, à géocoder et à publier pour aider les forces de secours, il a fallu mobiliser d’autres ressources.
Un réseau informel d’une centaine d’étudiants et de contributeurs, issue pour un grand nombre de la diaspora haïtienne, s’est rapidement constitué pour créer « la carte la plus complète et la mieux actualisée des besoins humanitaires« .
Ce succès est également lié aux partenariats rapidement établis entre Ushahidi et d’autres initiatives. Un numéro gratuit et unique pour envoyer des SMS a été diffusé. Les volontaires d’Ushahidi se sont chargés de les traduire et les géocoder avant de les répartir entre les différentes organisations de secours (services d’urgence, département d’État américain – équivalent de notre ministère des Affaires étrangères…).
Entre 40.000 et 60.000 messages ont ainsi été traités par Ushahidi et quelque 3.584 événements ont été cartographiés. 80% de ces informations ont été géocodées pendant le premier mois et 72% des points cartographiés concernaient la zone de Port-au-Prince.
Une étude pour évaluer le projet
Dire qu’Ushahidi a été un succès en Haïti est presque un euphémisme. Ce que les membres de l’équipe, partenaires et volontaires, n’ont pas manqué de souligner dans leurs nombreuses interventions dans les médias, auprès des hautes autorités et dans les diverses conférences auxquelles ils ont participé…
Au-delà de ces honneurs bien mérités, les animateurs du projet ont souhaité qu’une évaluation indépendante soit menée.
Elle a été confiée à Nathan Morrow, Nancy Mock, Adam Papendieck et Nicholas Kocmich, du Centre Payson de développement international de l’université de Tulane, à la Nouvelle-Orléans.
L’objet de cette étude est plus de trouver les bons critères pour évaluer ce genre d’initiatives que de produire un rapport afin de rendre des comptes aux financeurs et partenaires.
Cependant, ce sont essentiellement les critères définis par l’OCDE qui ont été évalués: pertinence (relevance), efficacité (effectiveness), efficience (efficiency), impact et durabilité (sustainability).
Le rapport, publié en avril 2011, est basé sur des interviews avec une trentaine de participants au cœur du projet, des sondages auprès d’utilisateurs clés et de groupes de volontaires, de l’analyse documentaire et du contenu même du projet (billets publiés sur les blogs et forums, rapports traités par Ushahidi…).
Pas de doute sur la pertinence d’Ushahidi, mais une efficacité plus délicate à évaluer
Le succès même de la démarche prouve sa pertinence. En effet, Ushahidi a permis de combler certaines carences d’informations dans les premiers jours qui ont suivi le séisme, au moment où les grandes organisations et autres agences des Nations Unies n’étaient pas encore opérationnelles.
La plateforme a permis d’attirer l’attention sur les situations critiques avec une bonne précision géographique.
Elle a également permis à des petites ONG, organisations volontaires de tous types et même aux particuliers de disposer d’informations sur les secteurs précis où elles étaient en capacité d’intervenir.
Les évaluateurs ont recueilli des témoignages précis où l’information d’Ushahidi a complété d’autres sources pour permettre notamment aux organisations militaires américaines de mieux évaluer la situation au sol.
De petites organisations sans présence préalable sur le terrain s’en sont servies pour identifier des partenaires locaux tels que les hôpitaux et les orphelinats (avec le cas d’une organisation de médecins new-yorkais).
Les efforts de géocodage, pas toujours évidents, ont également aidé les équipes de secours.
Le « crowdsourcing », un outil méconnu qui suscite la méfiance
En revanche, les évaluateurs ont eu moins de retours sur l’utilisation de la plate-forme web proprement dite.
L’information a été boudée par certaines organisations, habituées à la recevoir dans des cadres formels. Elles n’ont pas su comment intégrer cette nouvelle source.
D’autres ont craint la surinformation. De nombreux organismes n’ont pas vu Ushahidi comme une source potentielle et n’ont d’ailleurs pas encore intégré les notions de « crowdsourcing » dans leur recherche d’informations, par méconnaissance ou méfiance au nom des problèmes de qualité.
Il y a également eu des soucis techniques. Ordinateurs hors d’âge et contraintes de sécurité Internet incompatibles ont, par exemple, été cités par les employés du gouvernement américain interrogés, tandis que les organisations sur place ont invoqué la bande passante limitée.
Des vies sauvées grâce à Ushahidi
La chaîne de traitement des messages mise en place par Ushahidi avec l’aide de ses partenaires a été d’une redoutable efficacité et a permis de mobiliser un réseau élargi de volontaires.
Le temps de traitement d’un message (récupération, traduction, géocodage, publication, envoi aux différents partenaires) était en général très rapide.
Quelques défauts ont cependant été notés: délais de traitement de certains messages, manque de précision dans les messages et d’homogénéité dans les traitements entre les nombreux volontaires mobilisés.
Un biais inattendu a été observé: les volontaires ont parfois intentionnellement classé des messages de détresse généraux en demandes d’eau ou de nourriture, de peur qu’ils soient ignorés.
Ce résultat pointe le flou qui restait encore dans les critères de classification. Il illustre également un certain manque de confiance, cette fois-ci, non plus des institutions en action sur le terrain envers les volontaires, mais dans l’autre sens.
Même si toutes les parties prenantes du projet sont convaincues que des vies ont effectivement été sauvées grâce à Ushahidi, elles ne citent que quelques rares exemples emblématiques (un salarié des Nations Unies pris dans l’éboulement d’un bâtiment notamment).
Pour les évaluateurs, cela ne veut pas dire que l’impact a été limité, mais plus généralement que ce dernier est très difficile à évaluer par manque de sources d’information.
Ils ont par exemple lancé un sondage en ligne auprès des intervenants de terrain, mais n’ont eu que de très rares retours.
Un coup de pouce au crowdsourcing cartographique
Ushahidi Haïti a donné un véritable coup de pouce au « crowdsourcing » cartographique dans les crises majeures, c’est indéniable.
Le réseau international des cartographes de crise s’est rapidement étendu, et Ushahidi ou des expériences similaires ont été souvent déployées depuis (Pakistan, Chili, révolutions arabes…).
Les liens tissés avec les milieux universitaires à cette occasion sont devenus essentiels. Une force d’intervention basée sur des volontairesprêts à intervenir en cas de crise a été créée lors de la conférence sur la cartographie de crise en 2010. Un effort a également été fait pour que l’initiative se prolonge avec des acteurs locaux. En effet, plusieurs des volontaires d’Ushahidi travaillent maintenant sur place.
L’opération haïtienne a également permis une meilleure reconnaissance de ce type d’expérience par les bailleurs de fonds et les grandes organisations, gouvernementales ou non, qui commencent à comprendre l’intérêt du « crowdsourcing » dans la cartographie de crise.
Au-delà du rapport d’évaluation, une série de recommandations ont été émises pour renforcer l’efficacité générale de projets comme Ushahidi Haïti.
Certaines de ces recommandations ont déjà été mises en place grâce à la force d’intervention (notamment dans le domaine de la formation des volontaires).
Elles couvrent un large spectre: de l’identification de « champions » sur la cartographie de crise dans les services des Nations Unies, des grandes ONG et institutions, à la mobilisation d’autres outils pour assurer la remontée d’information et sa diffusion, notamment du côté des réseaux sociaux.
Source: http://www.youphil.com