Extorsion, corruption, déstabilisation, 200 ans d’histoire d’Haïti

Extorsion, corruption, déstabilisation, ces trois mots résument à eux seuls plus de deux cent ans d’histoire de notre pays. Tout Haïtien le sait pour les avoir subis, vécus ou perpétrés d’une façon ou d’une autre.

Ce que certains pensaient être du seul fait des Haïtiens a cependant son fondement dans nos relations avec nos amis de toujours de la communauté internationale et avec deux des meilleurs d’entre eux : la France et les USA.

Dans une série d’articles publiés samedi 21 mai 2022 sur son site, le New York Times a réuni nos épisodes d’extorsions, de corruptions et de déstabilisations pour permettre une relecture de notre tumultueuse histoire de construction d’un pays misérable.

Oui, nous, Haïtiens, avons notre grande part de responsabilité dans tout ce qui nous arrive depuis que le 1er janvier 1804 nous n’avons pas su trouver la bonne manière pour partager et faire fructifier les retombées de l’indépendance en faveur de tous ni du plus grand nombre. Oui, depuis le 17 octobre 1806 nous nous battons pour le pouvoir.

Mais, dès 1825, c’est la France qui introduit en Haïti le règne de l’extorsion avec le chantage, canonnières à l’appui, qui aboutit à l’acceptation du versement de dédommagements aux anciens colons.

Pour payer, Haïti a dû contracter emprunts sur emprunts auprès de banques françaises ce qui mit la corde au cou de la jeune nation et surtout introduisit la corruption au sein de la classe politique haïtienne.

Avant les emprunts pour payer la dette, les dirigeants s’enrichissent sur le travail de la terre, sur les rentes extorquées aux « de mwatye » ces paysans qui exploitent une terre qui ne leur appartient pas. Avec les emprunts, les dirigeants haïtiens prirent goût aux pots-de-vin.

Depuis l’ordonnance de Charles X, on appauvrit l’Etat haïtien pour s’enrichir. On emprunte pour que le café des paysans paie la dette. On extorque les plus faibles et on nourrit la corruption locale et internationale. Et quand ça pête, après un soulèvement souvent financé par les propriétaires des emprunts, les chefs partent pour l’exil.

Quand, au début du XXe siècle, les Américains remplacent l’hégémonie française, eux aussi à la pointe de leurs canons, on change de manière mais pas d’objectifs.

Un siècle après les débuts de l’occupation américaine de 1915, l’extorsion et la corruption comme méthode de gouvernance sont encore de mise. On change de chef mais rien ne change.

Il n’y a plus de café pour payer la dette et les importations, on passe la facture aux transferts de la diaspora pour financer les importations et les déficits budgétaires. Tout ce que produit la sueur des Haïtiens depuis 1804 engraisse des amis d’Haïti de plus en plus nombreux. L’extorsion est devenue une arme douce. La corruption s’est transformée en rêve partagé. Et si Jean Bertrand Aristide a été le dernier président déstabilisé ouvertement par les forces internationales (en attendant de savoir un jour ce qui s’est vraiment passé lors de l’assassinat du président Jovenel Moïse) il est évident que les méthodes qui avaient cours il y a un siècle sont encore disponibles. Ce ne sont plus les Cacos d’avant 1915, aujourd’hui ce sont les gangs. La déstabilisation a de beaux jours devant elle avec la complicité de groupes au pouvoir et autour du pouvoir, dans l’opposition ou dans la société civile.

De ce point de vue, les confidences de deux anciens ambassadeurs français au New York Times sur les évènements de 2001 à 2004 sont édifiantes. Des fois, les Haïtiens pensent agir pour eux-mêmes et par eux-mêmes alors qu’ils ne sont que de simples pantins…

Plus le temps passe, plus les mêmes problèmes reviennent et plus les mêmes acteurs sont à la manœuvre entre promesses et serments renouvelés d’amitié.

A lire les articles du New York Times, on finit par comprendre qu’Haïti est au cœur d’un ouragan de force 5 depuis des siècles. Il y a des instants d’accalmie quand nous sommes dans l’œil du cyclone mais globalement la tempête extorsion-corruption-déstabilisation ravage tout et construit la misère ambiante.

Les Haïtiens en sont-ils conscients ? Oui. Le sont-ils tous ? Non. Certains trouvent-ils leur compte dans cet univers d’extorsion, de corruption et de déstabilisation ? Certainement.

L’enquête du New York Times met en cohérence des travaux d’historiens, d’économistes, d’essayistes haïtiens, français et américains sur le poids de la double dette, sur le double jeu de nos « amis », sur la duplicité d’Haïtiens qui se sont toujours considérés comme des étrangers dans leur propre pays.

Mais le plus important, aujourd’hui, se résume en quelques mots : et maintenant ? Qu’allons-nous faire ? Est-ce que cette enquête fera tomber de son socle le voile français qui occulte l’esclavage, la colonisation en général et le dépeçage de notre jeune nation par cette double dette ignoble, en particulier ?

Comment, après tout ça, ne pas croire qu’Haïti est la victime d’un complot ? Comment dire aussi, au pays, que des pans entiers de ses élites se sont alignées trop souvent sur les objectifs de nos ennemis intimes, que peu de projets nationalistes, progressistes ont vu le jour en deux siècles ? Comment se dire aussi qu’il faut prendre toute notre part dans cette histoire, de cette histoire, pour écrire l’avenir autrement ?

Il y a en réalité une dette morale et plus qu’une dette morale de la France et des USA envers Haïti. Le sujet a fâché. Il peut provoquer des frictions futures, des pulsions cyniques qui pourraient être préjudiciables à Haïti. C’est le risque.

Au point où l’on n’est, qu’avons-nous encore à perdre ? Beaucoup.

Il y a encore beaucoup de places sur le chemin vers l’enfer que l’on a creusé pour nous depuis le XIXe siècle. Chemin vers l’enfer que nous creuserons encore par nos propres moyens aujourd’hui.

Comment aborder l’avenir ? En confrontation avec ces tuteurs-dépeceurs, responsables d’un terrible drame humain ? Comment construire l’avenir avec ces « amis »-là ?

Il y a un étroit chemin à trouver, car Haïti ne peut ni changer de continent ni changer d’histoire.

Les articles du New York Times, en créole, en français et en anglais méritent lecture. La direction et la rédaction du Nouvelliste se sont associées à leur publication, car il faut de temps en temps mettre en perspective ce que notre quotidien chaotique nous empêche d’analyser sereinement.

Il y a la petite histoire de nos querelles et rapines, et il y a la grande histoire qui met en action le capital international depuis le temps de l’esclavage, les doctrines des grands rapaces et les jeux des pêcheurs en eaux troubles.

 

 

 

 

Source: Le Nouveliste

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