Officiellement, 120 gourdes pour 1 dollar dans le système bancaire, à qui la faute ?

Officiellement, le taux moyen avec lequel les banques du système vendent le dollar américain (TMA) vient d’atteindre la barre de 120 gourdes pour 1 dollar, soit une croissance d’environ 21% du taux par rapport à la date du déclenchement du coronavirus en Haïti. Il s’agit d’un record au sein du marché des changes dont les causes sont profondes et les conséquences des plus insupportables.

Si au niveau régional, pour ne pas dire international, il y a eu effectivement une tendance de dépréciation de la monnaie dans beaucoup de pays à cause de la Covid-19, la situation est beaucoup plus préoccupante en Haïti. En effet, le cas de la République dominicaine, qui a toujours été un bon exemple en matière de stabilité de taux de change, en témoigne. Le taux de change en république voisine a augmenté de 7,3% en 2 mois, soit du 15 avril au 15 juin 2020, pour passer de 54.14 pesos pour 1 dollar à 58.10 pesos, alors que cette augmentation n’a été que de 1% seulement pour une même période avant le coronavirus, soit du 15 janvier au 15 mars 2020.  Ayant anticipé une telle dépréciation du peso, la banque centrale de la République dominicaine avait annoncé fin mars l’injection de plus de 500 millions de dollars sur le marché dominicain, soit 5,3% de ses réserves nettes de change à l’époque.

La volatilité du taux de change est beaucoup plus élevée en Haïti au cours de cette même période de pic du coronavirus. En effet, le taux a augmenté de plus de 13% (du 15 avril au 15 juin), à cause de notre faible capacité de résilience économique et la persistance des problèmes d’ordre structurel et conjoncturel, sans oublier que le taux avait dérapé avant même l’apparition du coronavirus.

Pour comprendre comment on est arrivé là aujourd’hui, il faudrait peut-être, et d’abord, remonter aux années 80 et 90, des périodes où l’économie avait subi trois grands chocs : le départ de Jean-Claude Duvalier pour rentrer dans l’ère de la démocratie que nous cherchons encore, l’embargo imposé sur Haïti par les États-Unis, lequel a cassé les ailes de nos exportations et la libéralisation brutale de l’économie qui a détruit pas mal de nos grandes entreprises locales qui assuraient un certain équilibre au niveau de la balance commerciale du pays.

À vrai dire, ce ne sont pas les chocs en soi qui posent problème, mais c’est le fait que rien n’a été fait de structurel pour les réparer, tant au niveau de la politique qu’au niveau de l’économique.

Pour comprendre comment on est arrivé là aujourd’hui, il faudrait ensuite effectuer une analyse en profondeur au niveau de la balance des paiements du pays. Cela va permettre de problématiser la position économique d’Haïti sur la scène économique mondiale, avec un taux de couverture très faible de l’économie, passant d’environ 39% en 2016 à 31% en 2019, contre une moyenne de  85% en république voisine. Cette position d’Haïti ne garantit pas l’équilibre souhaité entre les rentrées et les sorties de devises en dollars dans l’économie.

De plus, il faudrait aussi observer ce qui se passe au niveau des finances publiques, avec un niveau de dominance fiscale sans précédent, accouchant ainsi un financement record d’environ 34 milliards de gourdes du déficit budgétaire au 30 juin 2020, selon les données publiées par la banque centrale sur son site internet. Cette augmentation sans précédent de la masse monétaire, qui ne s’accompagne pas d’un niveau de production dans l’économie, entraine indubitablement des conséquences néfastes non seulement sur le taux de change mais aussi sur l’inflation.

Plus loin, on ne saurait oublier :

a) la détérioration des anticipations négatives des agents économiques ; ayant su qu’il y a un problème de numéraire (cash) en dollars sur le marché et une baisse de rentrée de devises à cause de la Covid-19, ces agents profitent d’acheter aujourd’hui des dollars ils auront besoin demain, et ceci, à un taux des fois supérieur au taux du marché ;

b) la poursuite du phénomène de la dollarisation, où des consommateurs convertissent en dollars leur épargne en gourdes, à un point tel que les dépôts en dollars ont augmenté d’environ 21 millions en mai et de plus de 60 millions en juin ;

et c) le commerce transfrontalier qui favorise des fuites de plusieurs centaines de milliers de dollars en cash vers la République dominicaine chaque semaine ou chaque mois.

Face à tous ces facteurs, entre autres, explicatifs à la détérioration du taux de change, il incombe de comprendre qu’un seul acteur ne saurait avoir la solution durable. En d’autres termes, il n’y a aucune formule magique qui puisse arrêter brusquement cette hémorragie sur le marché des changes. S’il y en avait une, les autorités monétaires l’appliqueraient déjà sans hésitation, d’autant que le coronavirus contraint les banques centrales du monde à garder une posture de desserrement monétaire avec des taux directeurs très faibles, en réponse à la crise.

Toutefois, il serait possible de ralentir le rythme de la dépréciation de la gourde, si l’on arrivait à réduire les pressions sur la demande de devises et formaliser les opérations des grands commerçants transfrontaliers, sachant qu’on n’a pas une grande marge de manœuvre pour le moment sur l’offre, à cause du coronavirus.

Il y a beaucoup vraiment à faire tant sur le plan structurel que sur le plan conjoncturel, pour arriver à stabiliser le taux de change et avoir un meilleur contrôle du marché en Haïti, un  marché très complexe et compliqué du fait de la présence d’une multitude d’acteurs qui vivent de ce marché.

Riphard Serent MPA

Economiste

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