Plus qu’un besoin d’aide alimentaire, il faut sécuriser la circulation des denrées en pleine période de récoltes…
La demande d’aide alimentaire d’urgence du gouvernement haïtien formulée auprès des Etats-Unis à cause de l’aggravation de l’insécurité alimentaire peut avoir des conséquences néfastes pour les agriculteurs, craignent plusieurs acteurs interrogés par le journal. Les agriculteurs, pour plusieurs cultures, entament les récoltes. L’aide en question, composée de produits alimentaires importés, pourrait casser les prix sur le marché local et provoquer une catastrophe supplémentaire.
« Dans l’ensemble, pour toutes les cultures confondues, les récoltes sur les trois derniers mois de l’année, avant la saison sèche, constituent la principale période de récolte en Haïti », a expliqué Gaël Pressoir, généticien, professeur à l’université Quisqueya.« Une aide alimentaire massive à base d’aliments importés privera/priverait nos producteurs d’un marché pour leurs produits », a-t-il poursuivi, soulignant qu’on « déplace le problème ». « Si une aide doit être donnée en cette période où les produits locaux sont disponibles, il faut le faire avec les produits locaux », a plaidé Gaël Pressoir.
« Sinon, a-t-il prévenu, on va encore appauvrir nos agriculteurs. Il ne faut pas, dans la panique de la crise actuelle, tenter de résoudre un problème réel (appauvrissement et risques insécurité alimentaire) en créant un problème plus grave économiquement parlant (appauvrissement de nos producteurs qui produisent plus de 20 % de notre PIB).« Nous entrons dans la principale saison de récolte dans tout le pays. On est en train de récolter le maïs dans le Plateau central (récolte juste terminée ou en cours). Nous allons commencer à récolter le haricot de la deuxième saison en montagne ; le « pitimi » à partir de novembre et jusqu’en janvier ; le pois congo en décembre et en janvier ; la patate douce avant la fin de l’année. Les récoltes de manioc sont échelonnées mais dans le Plateau central elles vont bientôt commencer », a détaillé Gaël Pressoir.
Coup de massue pour différentes filières et l’embryon d’agro-industrie…
« Si cette aide est octroyée, elle va entraîner une crise profonde dans le système de production. Déjà découragés par la situation actuelle, les producteurs vont être plus réticents à consentir les investissements pour la prochaine récolte. Le secteur agricole va être complètement désarticulé sur le moyen terme. Il ne faut pas oublier que les investissements sont consentis par les producteurs sans aucun appui de l’Etat. Donc, l’aide va accélérer la décapitalisation des exploitations paysannes. Toutes les filières seront affectées car l’aide alimentaire jouera le rôle de produits de substitution aux produits locaux qui ne pourront pas atteindre les grands centres d’écoulement des produits », a confié au journal l’agronome Erick Balthazar, président de la Chambre d’agriculture et des professions d’Haïti (CHAGHA) . « Se travay yo te pwomèt se travay y ap bay… suivez mon regard… », a-t-il poursuivi de manière sarcastique, soulignant que cette demande d’aide intervient dans un contexte de perte sèche pour les agriculteurs et opérateurs dans plusieurs filières.
« Actuellement, la crise sociopolitique a un impact terrible sur la production. Les produits maraîchers des zones montagneuses ne peuvent pas arriver dans des villes de province et dans la capitale. Il y a des pertes sèches pour les exploitants de choux, de carottes, de betteraves, ect. Les récoltes d’ignames ne trouvent pas preneurs », a indiqué Erick Balthazar.« Les coûts de transaction augmentent énormément en raison de la rareté de carburant. Les unités de transformation ne fonctionnent pas. Les machines pour le labourage non plus…Ce qui compromet la campagne de plantation d’hiver », a indiqué l’agronome. C’est dans ce contexte que le président a choisi de solliciter l’aide alimentaire. Ce qui laisse présager que la crise va durer. Qu’il ne va pas partir comme sollicité par toutes les catégories sociales », a-t-il observé.
« L’embryon de l’agro-industriel reçoit un coup de massue. Les industries ne peuvent pas collecter les matières premières venant des provinces. Ceux qui vendent les intrants ne peuvent pas aller vendre en province », a poursuivi le président de la CHAGHA, qui estime qu’il « serait bon de demander où sont passés les millions dépensés dans la caravane. Quelle est la stratégie de production développée pour satisfaire la demande en produits alimentaires dans le cadre de la caravane ? »
Appréhensions d’agriculteurs…
« Nous sommes en train de récolter, au moment où nous nous parlons, dans la Vallée de l’Artibonite », a confié au journal Armand St Louis, coordonnateur d’un réseau d’associations d’agriculteurs du bas Artibonite. Il craint que l’introduction de cette aide ne fasse chuter les prix du riz produit dans la vallée. Introduire cette aide aura un impact négatif sur la production rizicole. Il ne faut pas regarder le court terme. Cela aura une conséquence à moyen et à long terme, a poursuivi Armand St Louis, qui a détaillé les coûts financiers liés aux exploitations. Le sac d’engrais se vend à 2 500 gourdes et il faut 20 000 gourdes pour labourer un hectare, a expliqué l’agriculteur, soulignant qu’il serait judicieux que le gouvernement achète la production de riz locale et importait la différence. L’angoisse générée par cette demande d’aide alimentaire intervient sur fond de difficultés et de pertes pour des agriculteurs qui ne peuvent pas récolter à cause de la présence, à certains endroits dans la Vallée, de bandes armées.
La bonne idée du ministre Bocchit Edmond
« Je lance, au nom du gouvernement de la République, un appel pressant à une aide d’urgence et à un support logistique de votre pays pour la distribution de cette aide. Cette aide pourra s’inscrire aisément dans le cadre de l’important programme Food for Peace », a écrit le ministre haïtien des Affaires étrangères Edmond Bocchit à son homologue, le secrétaire d’Etat américain Michael Richard Pompeo, le 11 octobre 2019. « La situation en matière de sécurité alimentaire s’est gravement dégradée sous l’effet de la crise politique qui secoue le pays depuis plusieurs mois », a poursuivi le chancelier haïtien, soulignant « que le peuple qui a faim ne pourra attendre la résolution de la crise politique pour avoir accès à l’alimentation ».
« Il y va de sa propre dignité, du développement durable du pays ainsi que de la sécurité et de la stabilité nationale », a écrit Edmond Bocchit. « La sécurité alimentaire est l’une des priorités définies par son Excellence, le président Jovenel Moïse, depuis son accession au pouvoir. Les mécanismes mis en place, faute de moyens financiers adéquats et des catastrophes naturelles, n’ont malheureusement pas encore produit les fruits escomptés », a-t-il poursuivi, appelant le secrétaire d’Etat Michael Rochard Pompeo a faire le suivi de cette requête aux services concernés du gouvernement américain. Pour le moment, le journal ne sait pas quelle suite a été donnée à cette demande du gouvernement haïtien.
L’agronome Armel Cazeau, le responsable de la coordination nationale pour la sécurité alimentaire (CNSA), contacté par le journal, n’a pas voulu, en tant que fonctionnaire, commenter la demande d’aide alimentaire formulée par le gouvernement. Il a indiqué que le prochain rapport de la CNSA sera rendu public très prochainement sur la situation et les perspectives de l’insécurité alimentaire en Haïti.
« L’insécurité alimentaire a empiré au cours des 6 dernières semaines. Food For The Poor (FFP) a beaucoup de difficultés à approvisionner ses 10 centres régionaux de distribution. C’est seulement mercredi dernier qu’on a commencé à envoyer de la nourriture sur l’île de la Gonâve. La situation est très grave. La FFP n’arrive pas à répondre à toutes les demandes, malgré l’important volume de riz qu’elle reçoit de Taïwan. Il y a une crise humanitaire sérieuse à l’horizon. La famine est à nos portes », a confié au journal monseigneur Ogé Beauvoir, le responsable de Food For The Poor (FFP), l’une des principales ONG opérant en Haïti.
La circulation des personnes et des biens, avant ces cinq semaines de « peyi lòk », avait de la difficulté à s’effectuer. Les gangs armés, à l’entrée sud de Port-au-Prince, avaient déjà presque mis à genoux des commerçants des quatre départements du grand Sud. Des interceptions de camions de marchandises ont aussi eu lieu sur d’autres routes nationales. Dans l’Artibonite, des gangs armés ont défié les pouvoirs publics pendant de longs mois.
Source: Le Nouveliste