17 octobre : des dizaines de milliers d’Haïtiens manifestent contre la corruption et pour la démission de Jovenel Moïse
Des manifestations massives dans toutes les grandes villes du pays, des morts et des blessés, un discours fleuve du président Jovenel Moïse, tels sont les moments forts de la journée du 17 octobre 2018. Dans un sens comme dans l’autre, la date marque un tournant dans la bataille contre la corruption en Haïti et pour le pouvoir du président Jovenel Moïse qui a pris des engagements forts à Marchand, la ville de l’Empereur dont on commémorait le 212e anniversaire de la disparition.
Des dizaines de milliers de personnes ont manifesté dans la région métropolitaine de Port-au-Prince et dans plusieurs villes de province pour exiger que la lumière soit faite sur l’utilisation des fonds PetroCaribe et pour demander le départ du président de la République Jovenel Moïse, à l’occasion du 212e commémoration de l’assassinat du fondateur de la patrie, Jean Jacques Dessalines, le 17 octobre 2018.
À bas la corruption, à bas le président
Des leaders politiques et des membres de la société civile, porteurs du challenge #kote kob petro karibe a lancé il y a deux mois sur les réseaux sociaux, avaient appelé les Haïtiens à prendre les rues mercredi. Ils ont réussi leur pari même s’ils n’avaient pas les mêmes objectifs.
Les manifestations de ce 17 octobre étaient annoncées depuis des semaines et tout Port-au-Prince craignait le déroulement des événements. Quand des coups de feu nourris ont éclaté très tôt mercredi matin au Pont-Rouge, lieu de dépose traditionnelle d’une gerbe de fleur par les officiels, dont le président, plusieurs observateurs se sont dit que la journée allait être compliquée. Il n’en fut rien. Le pire n’est pas survenu.
Avant dix heures du matin, à chaque point de rassemblement prévu par les organisateurs des centaines de participants attendaient le coup d’envoi des manifestations. Très vite, de partout, des milliers d’autres se sont joints à eux alors que les nouvelles faisaient état de mouvements similaires dans les principales villes du pays. Vers midi, grossi par les riverains qui se sont joints aux différents cortèges, c’est un véritable raz-de-marée qui scandait les mêmes slogans sur tout le territoire.
Le président Jovenel Moïse, accompagné des officiels du gouvernement, mais sans le corps diplomatique, assistait, à la même heure, à une messe du souvenir à Marchand-Dessalines, pendant que sur le béton des dizaines de milliers de poitrines réclamaient sa démission.
Quand un peu plus tard, le président, dans un discours fleuve de plus d’une heure, égrenait des promesses et des vœux ou revenait sur les réalisations de son administration, des grenades lacrymogènes, des tirs d’armes à feu, des pneus enflammés, des cris de blessés et les pleurs des parents des manifestants décédés, parsemaient le récit de la journée.
C’est la première fois depuis des années qu’autant de monde, dans autant de villes du pays ont gagné les rues pour réclamer les mêmes choses : à bas la corruption et à bas le président.
Jean-Charles Moïse crie victoire
« C’est la victoire du peuple haïtien », a commenté l’ex-sénateur Jean-Charles Moïse qui avait appelé la population à manifester. Cette manifestation était « semi-pacifique », a souligné Jean-Charles Moïse , appelant le secteur privé à lâcher Jovenel Moïse pour ne pas avoir à payer le prix de la furie populaire. Le leader de Pitit Dessalines, ancien candidat à la présidence lors de la dernière présidentielle, a conseillé au président Jovenel Moïse de démissionner pour éviter de plonger le pays dans le chaos. « Les prochaines manifestations ne seront pas pacifiques », a prévenu Jean-Charles Moïse qui repousse l’appel au dialogue du président Jovenel Moïse. « C’est trop tard », a indiqué Jean-Charles Moïse.
Me André Michel, du secteur démocratique, qui a salué la mobilisation populaire à travers le pays, a souligné que le président Jovenel Moïse est le « passé », « le mal absolu » et tout entêtement de sa part à s’accrocher au pouvoir «plongera le pays dans le chaos ». Me André Michel a proposé au secteur privé, aux forces politiques et à tous les secteurs de la vie nationale « d’entrer en concertation pour négocier une sortie de crise ».
Jovenel Moïse est le mal absolu pour Me André Michel
L’avocat, l’une des figures de premier plan du « secteur démocratique et populaire», a indiqué que le secteur privé devrait se rendre compte aujourd’hui que Jovenel Moïse, qui fait partie du problème et pas de la solution, ne peut plus protéger leurs entreprises. Beaucoup d’efforts ont été faits avant la journée du 17 octobre et pendant la manifestation pour passer le message que le secteur privé n’est pas l’ennemi, a mis en avant Me André Michel. Cela ne sera pas le cas indéfiniment, a-t-il dit.
Me André Michel n’a pas fait cas de la main tendue par Jovenel Moïse mais a vertement apostrophé le chef de l’État par rapport à son discours sur sa volonté que la lumière soit faite sur l’utilisation des fonds PetroCaribe. « Jovenel Moïse a été placé au pouvoir par les dilapidateurs », a assené Me André Michel qui a cité les noms de proches collaborateurs du chef de l’État indexés dans les rapports des sénateurs Latortue et Beauplan.
Les Petrochallengers satisfaits
« La journée a été un succès. Nous sommes très satisfaits. Les gens sont sortis en grande foule pour soutenir la cause, pour dire non à la corruption », a confié au journal Velina Charlier, « Petrochallenger » de la première heure et citoyenne engagée, très encouragée que, dans la foule, des gens ont pu dissuader d’autres de jeter des pierre. Les gens ont entendu ces consignes, a poursuivi Velina Charlier, insistant sur le fait que la « bataille est une bataille contre la corruption ». « On ne fait que commencer », a-t-elle indiqué.
« Fè m fèmen bouch mwen si w kapab », a posté l’actrice Gessica Généus sur son compte Twitter avec #Kotkobpetrokaribea. « On a besoin de mettre K.O. le système de corruption qui existe en Haïti », a confié pour sa part la comédienne Gaëlle Bien-Aimé, l’une des premières Petrochallengers. Elle a cependant exprimé sa perplexité et dit ne pas croire que le renversement d’un président suffise pour en finir avec la corruption dans le pays.
Interrogé sur la manifestation aux Gonaïves, le sénateur Youri Latortue a indiqué que « cette marche qui a rassemblé des milliers de personnes est un avertissement au président Jovenel Moïse ». « Il doit arrêter de protéger les personnes pointées du doigt et, en attendant les décisions de justice, le président doit se débarrasser des fonctionnaires frappés de suspicion », a poursuivi le sénateur Youri Latortue, soulignant que les manifestations au niveau national « démontrent l’engagement du peuple haïtien tout entier à changer les choses ».
Jovenel Moïse doit se débarrasser de ses proches frappés de suspicion, pour le sénateur Youri Latortue
« Le Premier ministre se doit pour sa part, de mettre en branle la machine de récupération des deniers publics en convoquant sans attendre les 25 entreprises dont la liste lui a déjà été transmise », a appelé le sénateur Youri Latortue. Sur l’appel au dialogue du chef de l’État à tout le monde y compris « l’opposition radicale », le sénateur de l’Artibonite a indiqué que « l’appel au dialogue est généralement bienvenu et à encourager ». « Mais en ce qui a trait au dossier PetroCaribe, aujourd’hui il est presque trop tard, car le président a accumulé un déficit de confiance que seuls des actes concrets pourraient rétablir », a dit le sénateur Youri Latortue.
Le président Jovenel Moïse, lors de son intervention à Marchand-Dessalines, a instruit le Premier ministre Jean-Henry Céant de discuter avec des gens ayant encore une ristourne de ces fonds à leur disposition afin qu’ils les restituent en attendant les poursuites pénales. L’État a besoin de ces fonds, a-t-il dit. Jovenel Moïse, plus loin, a indiqué qu’il fera tout pour que la justice fasse son travail. Que cette fois, le pays ne revivra pas le cas des condamnés dans le cadre du procès de la Consolidation. Trois des condamnés sont devenus présidents de la République, a expliqué Jovenel Moïse.
« Je suis prêt à travailler avec tout le monde… même si vous êtes de l’opposition radicale… Je renouvelle mon engagement à travailler avec tous les Haïtiens pour changer la situation que connaît Haïti maintenant », a aussi indiqué le chef de l’État, soulignant qu’il faut rompre avec les confrontations qui génèrent l’instabilité et la non-attractivité du pays aux yeux des investisseurs.
« Je demande aux leaders politique de s’asseoir. Entendons-nous sur le fonctionnement de l’État. C’est dans l’unité que l’on peut développer le pays », a poursuivi le président Jovenel Moïse avant de dire qu’incendier des pneus lors des manifestations est devenu un « métier dans le pays », qu’opposition ne signifie pas qu’il faut tirer sur l’autre, qu’il faut le calomnier ni assassiner sa personnalité.
Le président Jovenel Moïse a souligné que les mouvements de protestations violentes qu’a connus le pays après le 7 février 1986 n’ont rien apporté.
Le président Moïse appelle au dialogue et à la tenue d’un procès PetroCaribe
Pour le chef de l’État, les exigences de reddition des comptes sur l’utilisation des fonds PetroCaribe ont été récupérées par des « bluffeurs » qui veulent masquer leurs propres méfaits, la captation des ressources de l’État. « Atoufè ap pran woulib sou revandikasyon nou », a lancé Jovenel Moïse qui prévient que des gens seront surpris de voir, dans le cadre du procès de PetroCaribe, les vrais voleurs qui veulent faire porter la responsabilité de leurs actes à des innocents.
Un petit groupe veut récupérer le dossier PetroCaribe pour que le peuple n’obtienne pas justice. Ce sont eux qui ont tué Dessalines. « Bay kou bliye pote mak sonje », a expliqué Jovenel Moïse qui traverse une nouvelle zone de turbulences après les évènements des 6, 7, 8 juillet 2018, presque à mi-mandat.
Le président Jovenel Moïse a prononcé ce discours en l’absence des représentants du corps diplomatique accrédités en Haïti.
La situation dans les villes de province ce 17 octobre
À Port-au-Prince, comme dans les villes de province, il y a eu des mouvements de protestation pour exiger des comptes sur l’utilisation des fonds PetroCaribe. Au cours de ces manifestations il y a eu perte en vies humaines et actes de violence.
Un manifestant est mort aux Cayes. Son décès a été constaté à l’hôpital. Des manifestants accusent un policier du Service de la circulation de la ville d’avoir tiré sur la victime. Deux autres blessés par balle ont été aussi signalés.
Ils étaient des milliers de personnes qui sont descendues dans les rues ce mercredi 17 octobre dans la 3e ville du pays dans le cadre de la journée de mobilisation pour demander aux autorités de l’État des comptes sur la gestion des fonds «PetroCaribe».
À la mi-journée, la situation a dégénéré. Des individus ont lancé des jets de pierre en direction de la police qui ripostait à tirs nourris. Cela a créé un mouvement de tension dans toute la ville. Une source policière a confirmé au Nouvelliste que des individus ont mis le feu aux Cayes dans plusieurs motocyclettes appartenant au service de sécurité de la police.
À Jacmel, ils étaient aussi des milliers de protestataires à défiler à travers les rues de la ville, le mercredi 17 octobre 2018, pour exiger des explications aux autorités haïtiennes sur l’utilisation des fonds PetroCaribe. Un individu a été arrêté, deux motocyclettes brûlées, tel est le bilan partiel de cette manifestation en mi-journée.
Les premières heures de la manif se sont déroulées sans incident. La situation a dégénéré au bas de la ville de Jacmel, précisément à la rue Sainte-Anne, quand des individus armés, encagoulés, occupant un bâtiment en chantier, qui serait un hôtel, dont le propriétaire est l’ex-sénateur Wencesclass Lambert, ont tiré en direction de la foule.
Très en colère, certains manifestants ont riposté en lançant des pierres et des bouteilles en direction des tireurs. Une bonne partie de la foule a envahi cet hôtel en construction, dans l’objectif de mettre la main au collet des individus. Les forces de l’ordre ont mis la main au collet de Ti Pòl ainsi connu. Ce dernier est un récidiviste, qui a déjà été appréhendé dans le passé par la police et jugé pour différents chefs d’accusation.
Selon plusieurs témoins, ces individus étaient lourdement armés. Ils ont pu s’échapper à bord d’un véhicule immatriculé « Service de l’État » dont les manifestants n’ont pas eu le temps de mémoriser le numéro. Les agents de la Police nationale d’Haïti (PNH) à Jacmel ont lancé des gaz lacrymogènes en vue de contrôler la situation.
En réaction, les manifestants ont passé au feu deux motocyclettes qui se trouvaient au sein du chantier de l’hôtel en construction de l’ancien sénateur Wencesclass Lambert.
Aux Gonaïves, plusieurs milliers de personnes, avec à leur tête le sénateur Youri Latortue, ont également gagné les rues pour exiger des explications sur l’utilisation des fonds PetroCaribe.
Il y a eu aussi des manifestations au Cap-Haïtien ce 17 octobre qui ont dégénéré et occasionné des blessés. Des manifestants qui portaient les mêmes revendications que ceux des autres villes du pays ont tenté de s’introduire dans la Délégation du Nord, siège du bureau du représentant du président de la République.
À Jérémie aussi des manifestants ont gagné les rues ce mercredi. Tout s’est déroulé sans incident notable à la satisfaction de ceux qui réclamaient la lumière sur l’utilisation des fonds PetroCaribe.
En fin d’après-midi, une situation de tension a régné à Saint-Marc. Après une journée de manifestations, des individus s’en sont pris au cortège des officiels qui revenaient de la cérémonie du jour à Marchand, ancienne capitale du pays au temps de Jean-Jacques Dessalines.
Plusieurs véhicules ont essuyé des jets de pierre. Tous les journalistes des médias de la capitale qui avaient fait le déplacement avec le ministère de la Communication et qui rentraient à Port-au-Prince se sont retrouvés pris à partie par les manifestants et ont eu la peur de leur vie.
Le bilan de la Police nationale
Le porte-parole de la PNH, le commissaire Michel-Ange Louis-Jeune, a confié au journal que deux morts ont été enregistrés au cours de cette journée. Il y a eu 11 blessés par balle dont 5 dans le Nord, 5 dans l’Artibonite et 1 dans l’Ouest.
Pendant les manifestations de ce 17 octobre, 11 policiers ont été blessés dans des jets de pierre dont 9 dans le Nord et 2 dans l’Ouest. 6 véhicules de la PNH ont été incendiés dont 5 dans le Sud et 1 dans le Sud-Est. Deux autres véhicules de la PNH ont été endommagés. Deux autres véhicules n’appartenant pas à la PNH ont été incendiés, respectivement dans l’Ouest et dans l’Artibonite.
La police a effectué 8 arrestations dont 3 dans l’Ouest, 1 dans le Sud-Est, 2 dans le Nord-Ouest et 2 dans le Centre.
« En matière de sécurité, on ne peut pas garantir zéro incident. Nous regrettons les incidents, mais ils auraient pu être plus importants si la police ne s’était pas mobilisée avant, pendant et après les manifestations du 17 octobre », a confié le porte-parole de la PNH.
Le commissaire Michel-Ange Louis-Jeune, qui affiche « une certaine satisfaction » par rapport au travail de la police pour assurer la sécurité des manifestations et protéger les vies et les biens à travers tout le pays, a reconnu que jusqu’en fin d’après-midi, il restait des points, comme St-Marc, chauds et sous observation.
Frantz Duval,
Roberson Alphonse,
Robenson Geffrard
Les correspondants du Nouvelliste