Boulo : Invitations à la danse et hymnes à l’amour
Source Roland Léonard | Le Nouvelliste
On a beau dire qu’il a déjà soixante-dix ans, on peine à le croire. C’est un rêve ! Ce n’est pas possible ! Non, il est toujours jeune dans le style, la manière, l’affabilité et la simplicité. Il reste dans notre esprit l’éternel jeune premier, aussi loin que nos souvenirs puissent remonter.
Nous fermons les yeux pour nous retrouver en 1963, à douze ans dans le public au Rex Théâtre. Sur la scène, un grand diable de dix-sept ans, avec ses potes- les copains –, enthousiasme la jeunesse jusqu’au délire par son rock-and-roll, son jeu de jambes et sa guitare qui tapent dans les yeux de filles. Il se glisse dans la peau de Jhonny Halliday, de Dick Rivers ou d’Elvis Presley, fascinant les «teenagers » d’Haïti ; au grand déplaisir des intégristes, indigénistes, chauvins et autres vieux zébus toujours effarouchés et prompts à parler d’assimilation. (On est alors sous la dictature de François Duvalier).
Notre mémoire « zappe» et voici les images de 1967 à 1969 : de retour du Canada, il vire au jazz en compagnie de Jeannot Montès, Titte Pascal, Didier Pétrus. Avec Jeannot (contrebasse et basse électrique), Lionel Volel (sax), Jean Alix – « Jean-Jean » – Laraque (batteur), Frantz Courtois (guitare), c’est le groupe « Violence» à la « La Frégate canadienne»
du jazz, du rock, du R and B, de la soul, de la musique haïtienne.
Il repart pour l’étranger et, à New York, en 1973, voici « Ibo-Combo» nouvelle version où il est guitariste, compositeur, arrangeur et chanteur. Du Konpa hautement « jazzy», de superbes slows et boléros, des paroles malicieuses et «fun». Déjà, la collaboration discrète de Syto Cavé. Boulo se métamorphose en un chanteur à la fibre authentiquement haïtienne. Il est quand même fasciné par le jazz et ses harmonies, la samba et la bossa-nova brésiliennes.
De retour en Haïti, il y a « Horizon 75» et le «Boulo Show » à Télé-Haïti. C’est ensuite la grande et mémorable aventure du «Caribbean Sextet» pendant neuf (9) ans avec Réginald Policard, Gaguy Dépestre, Jacques Fatier, Jean-Jean et Toto Laraque, Claudy Jean, Raynald Valmé, William Jean, Harry Alexandre (Zoie), Alix Corvington, Lionel Benjamin.
C’est l’époque de la grande maturité vocale illustrée par « La Gonav».
À la dissolution du groupe, il ne continue pas moins à graver sa voix sur les disques de Réginald Policard ; mais il se met à son propre compte par « Pikliz», « Boulo et ses boulettes» et le très consistant « Djanm», où il est épaulé par le claviériste Jocel Alméus. On se souvient de son trophée rapporté d’un concours international de troubadours antillais, il en est sorti avec le goût du calypso. Plus près de nous, il y a « Haitiando» avec les rythmes afro-cubains. Il a aussi fraternisé avec Azor (Lenord Fortuné), ce grand tambourineur et musicien «racine» qu’il connaît depuis son enfance, et qui a accentué chez lui le goût de la musique traditionnelle et vaoudoue.
Cet album « Kè mwen fè mwen mal» ou « Au cœur ça fait mal», avec le rock-and-roll en moins, semble résumer tout son parcours et paraît la somme de toutes les belles et les grandes influences ayant imprégné son talent, sa sensibilité et son âme.
Voici un enchevêtrement de rythmes où trois cadences se confondent : calypso, Konpa et samba. Ailleurs, le Kongo se superpose discrètement à un rythme brésilien. Là, la guaracha se rapproche du «son » cubain avec un soupçon de calypso. Ici, on a des rythmes francs comme le boléro, la bossa-nova, le Konpa.
Voici les puissantes et brillantes harmonies puisées aux sources du jazz et de la musique brésilienne. Ses mélodies dans leurs courbes et leurs parfums doivent, pour leur bonheur, quelque chose à Antonio Carlos Jobim ou Sergio Mendes de « Brasil 65». Il n’en demeure pas moins un puissant créateur original dans sa personnalité avec une identité irrésistible.
L’harmonisation, l’orchestration et les arrangements, concoctés avec son ami et complice Jocel Alméus, forment un tout splendide, ajoutant des couleurs et un solide background aux morceaux.
Le parolier, modeste mais touchant, sait sagement quand il le faut solliciter le concours de collaborateurs compétents comme Syto Cavé et feu Jean-Marie Dominique, le «Camé» au grand talent. Le chanteur est on ne peut plus émouvant. Il a réussi le mélange idéal d’une bonne technique vocale assimilée en autodidacte et d’une grande sensibilité. L’organe est resté intact malgré le temps. Du nickel.
Présentation
Dix compositions sur ce CD illustrent nos dires. Elles nous invitent à danser et à aimer pour la plupart.
1- « Si w Ale» 5 :09
Un couplet sert d’introduction récitée soutenue par des arpèges de guitare. Le refrain sorte de « montuno» où le chanteur appelle un chœur qui lui répond, lui succède sur une ambiance rythmique équivoque du calypso, de la samba et du kompa. Lecture plurielle. C’est la classique alternance couplet-refrain, avec un pont ou couplet original. Des solos de «flûte», « d’accordéon» et de «Steeldrums» utilisent le couplet régulier ou le pont et sont suivis du refrain. « Si w Ale m ap soufri yon tan, men m ap kontinye viv la vi m».
2- « Vin danse yon kongo ak yon ibo» – 4 : 44
Un hommage surtout à la danse «Kongo» qui prédomine dans ce morceau. Le texte bénéficie du concours de Jean-Marie Dominique. C’est en français, en vers et monorime. C’est très spirituel. On retient de la musique : l’introduction avec le saxophone baryton dominant, les commentaires et les riffs brefs de cet instrument, le chorus expressif du saxophone ténor.
3- « Qui es-tu» – 3 : 59
Un boléro magnifique, en majeur. Avec les paroles françaises et créoles de Boulo Valcourt, très simples mais amoureuses. On en est enchanté. Beau solo de saxophone soprano.
4- « Kè mwen fè mwen mal / Au cœur ca fait » – 5 :29
Sorte de samba ou chorinho, avec un léger goût de calypso ou de kongo par moments. Un texte créole parlant d’amour ; un texte français traitant de la misère d’un paria : deux sujets pour une même musique. Tout ici respire le Brésil : les chœurs, le développement, les audacieuses dissonances de l’introduction, la coda modulante avec le background du sax en réponse ou contrechant de soutien. On prête une attention particulière au développement du synthétiseur. On sent dans cette chanson l’influence heureuse de Sergio Mendes.
5- « Il faut que je l’avoue/ Un oui de vous» – 4 : 10
Un excellent boléro, avec les paroles sentimentales et spirituelles de Jean-Marie Dominique et Boulo. Les rimes et les assonances en «vous» et «ou». En majeur avec les discrets contrechants et comblements du piano de Jocel. Complexe et beau. Super pour mieux dire.
6- « Bout Kreyòl mwen» – 4 :56
Un entraînant et swinguant konpa à la «Caribbean Sextet». Plus jazzy que ça, tu meures. De belles dissonances du chœur. Des trouvailles créoles poétiques. Ce morceau est un pic.
7- « Man Valcourt » : 4 :45
Une pathétique et très recueillie bossa-boléro qui rend hommage à la mère défunte de Boulo. En français, cette agonie et ces souvenirs. Douleur et amour. Paroles de Syto Cavé.
8- « Pa gade m konsa » – 3 : 40
Bossa-Nova allègre ou samba de tempo modéré de Boulo. Chœurs altérés. Courbes nettement brésiliennes de la mélodie. Il faut quitter la belle infidèle, non repentie, à qui on a souvent pardonné par amour.
9- « Etoiles de mes nuits / Ya wè sa ma fè» – 4 : 41
Saveurs latines du rythme hésitant entre la«guaracha» et le «son». Belles dissonances du synthé. Citations connues, populaires. En francais et en créole. « M pèdi pantalon m sou plas Sainte-Anne». Solo de piano typiquement cubain.
10- « Depi tanbou frape» : 5 :24
Hommage au tambour, aux rythmes traditionnels- le «rara» ou «rabòday» en particulier – en souvenir de Azor.
Appréciations :
D’autres oreilles plus musiciennes que nous peuvent faire des réserves, mais nous sommes pleinement satisfaits de cet «opus» à qui nous accordons un A+. Qui veut nous contredire ? Nous sommes ouverts.
Crédits
Paroles : Boulo Valcourt, Syto Cavé et Jean-Marie Dominique
Arrangements et orchestrations : Boulo Valcourt et Jocel Alméus
Musiciens
Boulo Valcourt (guitare et voix)
Michelle Delphin (chœur) ;
Chœur Evangeline (chœur) ;
Jeff Isma (chœur)
Wilkinson Théodore (chœur)
Low Gentlemen (chœur)
Yacine Boulares (saxes: saprano, alto, ténor, et baryton)
Jocel Alméus (keyboard)
Bobby Raymond (basse)
Rigaud Simon ( basse)
Shedly Abraham (batterie)
Clifford Sylvain (percussion)
John Peterson Jean Julien «Ti batè» (percussion)
Brusly Domec (conga et tambou).
L’écoute de ce CD est enivrante.