Québec-Haïti : Les chiffonniers de l’exil
Témoignage
Par Anthony Phelps
À propos des Rencontres québécoises enHaïti
Document soumis à AlterPresse le 29 avril 2013
Des circonstances indépendantes de ma volonté m’empêchent d’être présent aux Rencontres québécoises qui se dérouleront du 1 er au 8 mai 2013, en Haïti. Il me semble cependant important d’apporter mon témoignage sur le rôle que nous avons joué, Serge Legagneur, Gérard V. Étienne, Roland Morisseau et moi-même, dans la naissance de la littérature haïtienne en exil, au Québec.
Des figures importantes de la littérature québécoise ont accompagné ma découverte du Québec.
En 1951, alors étudiant en chimie aux États- Unis, j’ai reçu de la poète Rina Lasnier, avec qui j’étais en correspondance, une invitation à visiter le Québec. Ce fut le coup de foudre pour la Belle Province. Un an plus tard, j’abandonne mes études de chimie, et retourne à Montréal pour m’inscrire à l’École des Beaux Arts.
C’est à cette époque que je rencontre, pour la première fois, le romancier Yves Thériault, rencontre marquante pour le jeune écrivain que j’étais. Grâce à Thériault je m’initie à l’écriture radiophonique que je mettrai en pratique lorsque je fonderai ma propre station Radio Cacique, enHaïti. Thériault me présente à plusieurs créateurs dont Guy Beaulnes, réalisateur à Radio Canada, qui mettra en ondes l’un de mes poèmes, Rachat. Je devais rencontrer également le poète et dramaturge Pierre Perrault qui n’était pas encore cinéaste. Il fera un bref séjour à Port au Prince dans les années 60.
Sous la dictature sanguinaire de Duvalier le groupe Haïti Littéraire est créé avec Davertige, Legagneur, Morisseau, Philoctète, Thénor et moi-même. En compagnie de jeunes peintres, et comédiens, nous animons la vie culturelle de Port au Prince. Expositions, pièces de théâtres, lectures de poèmes etc…
À Radio Cacique, avec des comédiens, dont Émile Ollivier, nous réalisons des émissions avec des textes d’écrivains haïtiens et d’écrivains du Québec : Anne Hébert, Alain Grandbois, Pierre Perrault, Yves Thériault.
Ma fréquentation de certains opposants au régime de Duvalier me vaut un séjour dans les prisons du dictateur. Mes deux premiers romans : Moins l’infini et Mémoire en colin-maillard, portent témoignage contre la brutalité inhumaine de la dictature du régime duvaliériste.
À ma libération, je suis contraint de m’exiler, laissant derrière moi : ma famille, mes amis, une vie déjà construite, un pays, source de ma poésie.
En mai 1964, après un bref séjour à Philadelphie, chez mon frère, je m’établis à Montréal à l’invitation de Yves et Michelle Thériault. Pour Thériault il était impensable qu’en tant qu’écrivain francophone, je vive aux États-Unis.
Je pratique la photo, tourne de courts métrages pour les Productions Ville Marie de Thériault. Mes amis écrivains me rejoignent au fur et à mesure : Serge Legagneur, Roland Morisseau , René Philoctète, Gérard Étienne, ainsi que Émile Ollivier et Jean-Richard Laforest. Davertige ayant choisi de vivre à Paris, nous rejoindra quelques années plus tard.
En 1965, installés au Carré Saint Louis, Legagneur, Morisseau et moi, subsistons grâce à de petits boulots. Je décris cette époque dans un autre roman : Les chiffonniers de l’exil, où les personnages raboutent des bribes de souvenirs auxquelles ils ajoutent leurs rêves et désirs et finissent par se fabriquer un pays patchwork qui n’a plus rien à voir avec leur lieu d’origine.
Ce premier groupe d’écrivains haïtiens exilés va créer les Lundis du Perchoir d’Haïti de Montréal. Ils jouent le rôle de passeurs, amorcent les premiers rapports entre les écrivains canadiens français – qui allaient bientôt se nommer québécois – et leurs confrères d’Haïti.
Les poètes Gaston Miron, François Piazza, Nicole Brossard, Denise Boucher, Juan Garcia, Claude Péloquin, Gilbert Langevin, Raoul Duguay, Paul Chamberland, Michel Beaulieu, Yves Leclerc, Pierre Bertrand sont invités à se joindre à nous, pour des lectures de poèmes. Miron donne à ce groupe informel le nom de Batèche-batouque. En Haïti, nous avions l’habitude de faire des lectures publiques de nos poèmes, mais je crois que pour les Québécois ce fut une expérience nouvelle.
Mon poème : Présence, était fort populaire parmi les Haïtiens qui faisaient la cour aux québécoises, en leur murmurant des extraits du poème :
« Voici que je te tiens entre mes bras comme une amphore… »
Il y a eu certains incidents cocasses, entre autre le soir où un poète québécois ivre et prêt à se bagarrer, nous a lancé : « Vous nous volez nos femmes !.. »
J’avoue que moi j’en ai volé une !
Après l’expérience du Perchoir, les « boîtes à chansons » sont devenues des lieux où lire nos poèmes.
Parallèlement à mon métier de journaliste à Radio Canada, je fais du théâtre, de la télévision et du théâtre radiophonique en compagnie d’Émile Ollivier.
En 1966, je monte ma maison de disques, et enregistre Mon Pays que voici. Suivront plusieurs autres disques, dont des extraits du magnifique poème : Terre Québec, de Paul Chamberland.
Durant ces premières années de notre exil, la littérature québécoise était en plein essor. Les poètes québécois rêvaient d’un Québec indépendant, de notre côté nous étions tournés vers Haïtiqui devenait de plus en plus lointaine, nous prenions ancrage dans un milieu différent de notre terre natale.
Dans Points cardinaux, mon premier recueil publié au Québec, en 1966, chez Holt Reinhart Winston, je salue ma terre d’accueil : « Montréal fille de verre, fille d’acier… »
La même année, Michel Beaulieu, de regrettée mémoire, accueillera aux Éditions Estérel :Textes interdits, de Serge Legagneur, ainsi que : Lettre à Montréal, de Gérard V. Étienne.
Ces trois publications marquent la naissance de la littérature haïtienne de l’exil, au Québec.
En 1971 nous aurons notre première maison d’édition haïtienne en terre québécoise : Nouvelle Optique. J’y ai publié deux recueils et un roman.
La revue Collectif Paroles, fondée en 1979 permettra à de nombreux intellectuels haïtiens de l’exil, entre autres : Émile Ollivier, Claude Moise, Cary Hector, de s’exprimer sur la problématique haïtienne.
Suivra la création du CIDIHCA, un centre de documentation haïtienne et caraïbéenne. Ce centre joue un rôle fondamental dans la diaspora haïtienne au Québec. En plus des livres, on y trouve des archives filmées et des documentaires réalisés par Frantz Voltaire, le fondateur du CIDIHCA. De nombreux écrivains haïtiens, tels que Jean Richard Laforest, Roland Paret, y ont travaillé, ainsi que des graphistes, des étudiants. Le CIDHICA est aussi une maison d’édition qui publie des auteurs haïtiens et des écrivains d’autres cultures.
Plusieurs éditeurs québécois nous ont accueillis, je ne peux pas les nommer tous, mais citons Le Noroît, où Paul Bélanger a édité Serge Legagneur dans sa prestigieuse collection Ovale. Et où j’ai moi-même publié deux recueils.
Émile Ollivier et moi-même avons été édités chez Leméac.
Par la suite des écrivains de la deuxième génération, ont été édités par Triptyque, Boréal, Remue-Ménage, Mémoire d’encrier. Cette dernière maison d’édition a été fondée, il y a dix ans, par le poète haïtien Rodney Saint Éloy. En 2007, Mémoire d’encrier a réédité mon recueil : Mon Pays que voici. En plus de publier des écrivains haïtiens, elle édite des écrivains québécois, et nous a fait découvrir la littérature amérindienne. À l’image du Québec elle s’est ouverte à d’autres cultures : arabe, africaine…
Depuis les soirées de poésie du Perchoir d’Haïti, un long chemin a été parcouru. En 47 ans d’exil, d’autres voies ont été tracées, de belles amitiés nouées. Aujourd’hui, les écrivains haïtiensinvités dans des festivals et colloques, représentent les deux communautés : l’haïtienned’origine, et la québécoise d’élection. Sans nul doute que ces deux communautés ont encore beaucoup à partager.
Je souhaite de belles découvertes aux écrivains québécois, qui participent à cette rencontre dans mon pays natal.
Nous sommes les Nègres en allés
clos de silence et oublieux
nous sommes les Nègres transplantés
assis à l’ombre des gratte-ciels
où le pays d’hier est sans écho
Caraïbéens de forte souche et de longue lignée
nous parlons maintenant
paroles de givre et mots de neige.
(La nuit des invertébrés, extrait de Motifs pour le temps saisonnier, 1976 )
©Anthony Phelps