Haïti-Littérature: «Aux frontières de la soif», la plume légère de Kettly Mars

Kettly Mars est l’auteur de romans, de recueils de nouvelles et de poèmes. Mercure de France

Kettly Mars est l’une des voix majeures de la littérature haïtienne contemporaine. Avec son sixième roman Aux frontières de la soif, cette conteuse hors pair livre d’une plume légère et naturaliste la radioscopie de son peuple qui lutte, à la fois contre son histoire confisquée et contre ses monstres intérieurs.

« On ne peut pas écrire pour écrire surtout lorsqu’on vit dans un pays qui s’appelle Haïti », aime dire Kettly Mars. C’est sans doute la raison pour laquelle cette poétesse et romancière haïtienne a construit son nouveau roman autour du thème de la littérature. La quête de l’écriture est au cœur d’Aux frontières de la soif, le sixième roman de cet écrivain majeur des lettres haïtiennes contemporaines. Ecriture comme catharsis, comme antidote à la déchéance et à la dérive.

Le héros de Mars est romancier, comme elle, mais la comparaison s’arrête là. Car, contrairement à l’auteur, qui a à son actif plusieurs titres, son protagoniste est un romancier en panne d’inspiration. Après s’être fait connaître en publiant un roman à succès, Fito Belmar peine à trouver l’inspiration pour écrire son deuxième livre. Son métier d’architecte-urbaniste ne lui procure pas beaucoup de satisfaction non plus, malgré la fièvre de reconstruction qui a saisi l’île après le terrible tremblement de terre du 12 janvier 2010. Guetté par la déprime et le découragement, l’homme va chercher des sensations fortes dans les camps de réfugiés, auprès des jeunes filles qui se prostituent pour faire vivre leur famille…

La fascination du mal

Venue à l’écriture tardivement, Kettly Mars appartient à la génération des Dany Laferrière et Lyonel Trouillot. Résolument réaliste à la manière d’un Zola ou d’un Tolstoï, elle dépeint inlassablement les heurs et malheurs de son pays, ses dérives économiques, sociales et morales. Si ses premiers romans étaient encore marqués par la recherche forcenée du lyrisme qui l’a conduite à la littérature, sa fiction de maturité frappe par son analyse percutante et distanciée de la dialectique du Bien et du Mal, de l’ambiguïté des sentiments, de la dérive morale et l’abjection – ce qu’elle fait notamment dans son roman le plus connu  Saisons sauvages (2010) qui met en scène une bourgeoise bien-née tiraillée entre la chair et l’esprit, les valeurs morales et la fascination du mal.

Ce qui frappe aussi dans les romans de cet auteur, c’est sa compétence narrative. Conteuse hors pair, elle mène ses récits, tambour battant, ne se perdant pas dans des détails, guidant ses lecteurs avec une économie de repères et de moyens vers une fin inattendue mais cohérente avec la logique du récit. Son nouveau roman ne déroge pas à la règle, où l’histoire, le cadre, le pays et le destin des personnages s’imbriquent harmonieusement dans un ensemble narratif qui témoigne du grand art de Mademoiselle Mars. Cet art procède par petites touches, association d’idées et métaphores. La métaphore qui fonde le nouveau roman de cette romancière talentueuse est celle de Canaan, le camp de réfugiés au nom biblique. Canaan sera l’enfer qui va engloutir Fito Belmar et même le perdre. « Nul étranger aux lieux ne pouvait prétendre retrouver seul son chemin dans cet immense camp, ce labyrinthe où vivaient plus de cent mille âmes. Il y avait trop de façons de s’y perdre. On y pénétrait par plusieurs chemins qui se ressemblaient tous. Il fallait un guide… » Il y a quelque chose de dantesque dans l’enfer de Canaan.

Une possibilité de rédemption ?

L’Inferno est « la grande réserve du mal dans l’univers », selon le poète de la Divine comédie. D’une certaine façon, Canaan est un enfer plus effrayant car le personnage de Mars n’a ni Virgile ni Béatrice pour le guide mais… Golem. Figure puisée elle aussi dans la mythologie antique, Golem est l’incarnation même du mal qui finira par entraîner notre héros dans la «forêt obscure » de ses propres fantasmes. Canaan devient l’allégorie de l’individu face à sa propre perversion et ses violences intérieures.

Kettly Mars_aux_frontieresL’arrivée inopinée sur l’île d’une admiratrice japonaise du héros laisse entrevoir la possibilité d’une rédemption pour le personnage. Adulte au corps gracile de jeune fille, Tatsumi saura-t-elle retisser les liens avec l’imaginaire perdu ? Sans révéler la fin, disons simplement que la belle histoire que nous raconte Kettly Mars dans ces pages se clôt loin des ravages et tentations de Port-au-Prince, entraînant le lecteur « aux frontières de la soif », avec pour perspective prometteuse celle de l’eau bleue de la mer qui « montait, roulait, tombait, chuintait à intervalles décousus, dans une complicité infinie avec le vent ».

Aux frontières de la soif, de Kettly Mars. Editions Mercure de France, 166 pages, 16,50 euros.

 

Source: http://www.rfi.fr

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