Le « peyi lòk » et ses méfaits à long terme sur la santé

Depuis environ un mois, le pays vit une période d’accalmie. Les gens ont repris les activités là où ces elles ont été interrompues par les derniers mouvements de « peyi lòk ». Dans les hôpitaux, les salles d’urgence et les cliniques externes ont recommencé à fonctionner normalement, c’est la grande affluence. Cependant, à la lumière des cas compliqués, des décès et autres méfaits constatés dans les différents hôpitaux, le « peyi lòk » ne cesse de passer sa facture salée au système de santé haïtien.

Durant le « peyi lòk » l’actualité s’était déroulée à un rythme tel que les grands évènements effacent les petits sans qu’on n’ait eu le temps de les signaler.

C’est le cas de cette famille contrainte de transférer une femme enceinte en travail, nécessitant une césarienne, de Camp-Perrin à la ville des Cayes à la recherche de soins adéquats. Derrière les barricades, sur la route conduisant à la ville des Cayes, les protestataires ont refusé le passage à l’ambulance qui transportait cette femme enceinte malgré les supplications des deux infirmières qui accompagnaient la patiente. Conséquence : elle est morte des suites de complications d’une grossesse gémellaire. Les deux bébés qu’elle portait ne verront pas le jour.

La liste des petites horreurs de même nature pourrait prendre d’énormes proportions si elles étaient toutes recensées. Chaque famille en quête des soins de santé a dû faire face à la cruauté d’un « peyi lòk » dans la plus totale indifférence des autorités concernées.

Au service de dermatologie de l’HUEH, un jeune de 19 ans originaire de Petite-Rivière-de-l’Artibonite arrive en clinique externe avec son corps couvert de lésions provoquant de douloureuses démangeaisons. L’interne de garde était à deux doigts de blâmer les parents pour négligence grave puisque cela faisait longtemps que le diagnostic de pemphigoïde bulleuse avait été posé. La seule raison qui pourrait expliquer l’apparition de toutes ces lésions était une négligence dans la prise de médicaments. Mais c’était sans compter le peyi lòk, selon les explications de sa mère.

« Il avait connu une grande amélioration quand j’appliquais la crème qu’on m’avait prescrite. Avec le peyi lòk, la clinique externe était fermée à l’Hôpital général. J’habite en province et les routes étaient bloquées, les pharmacies fermées; il n’y avait donc aucune chance de trouver les médicaments et de continuer à suivre le traitement en clinique externe. Je l’ai regardé impuissante en train de décomposer jusqu’à cette semaine où j’ai pu trouver un peu d’argent pour l’amener à l’HUEH », explique sa mère qui s’efforce de contenir ses larmes.

Les données font grandement défaut pour mesurer l’ampleur du « peyi lòk » à moyen terme sur chaque compartiment du secteur de la santé, notamment les patients vivant avec le VIH-Sida ou ceux atteints de la tuberculose, deux maladies contre lesquelles une bataille payante a été menée durant ces 30 dernières années. L’un des objectifs de la lutte contre le sida est d’assurer une suppression de la charge virale de ceux qui ont été placés sur ARV et empêcher la transmission du virus d’une personne à l’autre.

Si l’une des conditions de ce pari qui vise 95% des personnes vivant avec le VIH est la prise régulière des médicaments, il n’en demeure pas moins vrai que le « peyi lòk » aura un impact direct sur cette lutte et que le pays risque de connaître de nouveaux cas de transmission du VIH chez des personnes qui n’avaient pas pu avoir accès aux ARV durant les deux mois lòk.

« Le transport, la sécurité et la communication pour réaliser notre programme sont menacés. Nous reconnaissons que le peuple haïtien souffre en ce moment et nous déplorons le blocage actuel. Le  peyi lòk continue et entrave la capacité des Haïtiens à accéder aux soins de santé et à des traitements vitaux, y compris nos programmes du PEPFAR, d’USAID et du CDC. Le « peyi lòk » contribue directement à la violence,  à une flambée des besoins humanitaires et une interruption de la vie quotidienne de la famille haïtienne », avait fustigé  l’ambassadrice des États-Unis en Haïti à l’occasion de la commémoration de la Journée mondiale de lutte contre le sida.
« Au bout d’un moment, le métier d’ambulancier consistait à regarder les malades décéder. Ils sont morts parce qu’on prenait trop de temps en route, parce qu’on ne peut pas traverser ni parce qu’on n’a pas trouvé de médecin dans les hôpitaux », déplore un ambulancier affecté au Centre ambulancier national.

Au service de médecine interne de l’HUEH, on ne compte plus les cas d’ACV, d’insuffisance rénale, de décompensation cardiaque et autres complications des maladies chroniques. Si des maladies comme le diabète et l’hypertension artérielle sont mal gérées en Haïti, le nombre de patients compliqués parce qu’ils n’ont pas pu prendre leurs médicaments durant le peyi lòk est à déplorer également. Un médecin de service à la maternité de l’hôpital universitaire La Paix n’y va pas avec le dos de la cuillère.
« Les deux mois de « peyi lòk » équivalent à un suicide collectif, un suicide qui, pour certains, peut prendre du temps tant d’un point de vue économique que d’un point de vue sanitaire. Dans ma clinique, les malades viennent me supplier pour continuer leur traitement à suivre en attendant de toucher une pitance dans leur travail. Certains ont abandonné leur traitement, des centres de santé privés ont été fermés », regrette ce médecin avant de faire remarquer que «deux mois de peyi lòk est quasiment un trimestre de grossesse non suivie, pour beaucoup de femmes cela peut déboucher sur des conséquences désastreuses ».

Ces conséquences désastreuses, certains l’ont payé de leur vie, se souvient une directrice d’hôpital dans l’aire métropolitaine. Durant les moments difficiles, j’ai été tout le temps à l’hôpital et je suis jusqu’à présent très affectée par la mort de deux personnes, dont une fillette de 9 ans faute de bonbonnes d’oxygène disponibles. Les routes étaient bloquées. Malgré les démarches des responsables du ministère de la Santé publique et de la Population, nous ne les avons pas trouvées à temps.»

Dans les différents services de clinique externe de l’HUEH, ce premier mois « post lòk » est particulièrement marqué par des cas compliqués, des décisions qui n’ont pas été prises parce que les patients n’avaient pas pu apporter les résultats des examens. Pas moins de deux personnes sont à deux doigts de l’amputation parce qu’elles n’ont pas pu traverser les barricades pour se rendre à l’hôpital à temps.
Bien qu’il soit un peu tôt pour faire un bilan exhaustif des impacts négatifs des deux mois du « peyi lòk » sur la santé, c’est un fait indéniable qu’en constatant le nombre de vies fauchées  et en écoutant la tragédie de ceux qui étaient obligés de rester chez eux malgré les cas de maladie, la facture sera très salée pour le pays en général et les familles affectées en particulier.

Claudy Junior Pierre

 

Source: Le Nouveliste

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