TROIS ANS APRÈS HAÏTI. LA LECON DE VIE

Luknise, 15 ans, sur le chemin de l’école Carius-Lhérisson, réhabilitée par la Fondation de France, Lagardère Entertainment, la fondation Air France, le groupe Generali et Paris Match.© Capucine Granier-Deferre.

Trois ans après le tremblement de terre, les enfants de Port-au-Prince croient plus que jamais en leur avenir dans l’école.

L’espoir, c’est cet uniforme. Luknise vit dans un des bidonvilles les plus dangereux de Portau- Prince. Mais elle fait attention à ce que sa tenue soit irréprochable pour aller à l’école. Sa mère est morte, elle vient de déposer son frère de 4 ans à la garderie. Quand elle se réveille à l’aube, elle commence par remplir sa part des tâches ménagères. Ensuite peut débuter sa vie d’écolière, des noeuds dans les cheveux, et un casse-croûte dans son cartable, Luknise croit en l’école. L’aide des Français lui permettra peut-être de réaliser ses rêves. Son histoire est une goutte d’eau dans le drame d’Haïti mais de celles qui font croître les fleurs.

haque matin, vers 6 heures, Luknise rassemble ses biens les plus précieux : une paire de chaussures, des socquettes blanches, une jupe plissée et une chemise verte à carreaux. Le jour est à peine levé. La jeune fille de 15 ans a déjà passé près d’une heure à puiser l’eau avant de faire le ménage dans la maison. Elle ne se change qu’au dernier moment. L’uniforme de son école représente un énorme budget pour sa famille : elle ne peut pas se permettre de le négliger. Il symbolise l’espoir d’échapper à la misère quelques heures par jour pour apprendre à lire, écrire et compter, peut-être accéder à un travail salarié, à une vie meilleure. On grandit vite dans les quartiers pauvres de Port-au- Prince.

FAUTE D’ARGENT DE L’ONU, LA CANTINE DE L’ÉCOLE EST FERMÉE ET CERTAINS ÉLÈVES, LE VENTRE VIDE, RESTENT CHEZ EUX

A l’âge de Luknise, certaines de ses amies sont déjà enceintes, ou mères. Luknise, elle, semble redevenir une petite fille lorsqu’elle endosse sa tenue d’écolière. Son regard timide s’éclaire, son sourire fait gonfler ses joues rondes. L’habit protecteur lui permet de grappiller encore quelques années avant d’être happée par la vie… Dernière touche de minuscule coquetterie avant de partir : ses nattes. Sa grande soeur les lui tresse et les attache avec des noeuds à froufrous. A 21 ans, son aînée est déjà maman célibataire d’un petit garçon, Daniel, assis à moitié nu dans la poussière du logis. Pour cette jeune mère, c’est déjà fini. Elle observe avec mélancolie les plus jeunes qui s’apprêtent à partir sous les premiers rayons du soleil des Caraïbes. Luknise entraîne Anchise, sa soeur de 12 ans, et Hervé, son grand frère. Elle prend par la main le petit dernier, Junior, 4 ans, qu’elle va déposer en chemin à l’école maternelle.

Ecole Haiti
Filles à gauche, garçons à droite. Sur le tableau, une date : lundi 4 mars 2013.© Capucine Granier-Deferre

« Quand le chemin est mauvais, j’accompagne les petits pour descendre la colline », explique Lukner Mandena, le père de famille. Parfois, son inquiétude a pour cause les ouragans qui s’abattent sur Haïti, déclenchant des coulées de boue mortelles sur le flanc des coteaux. Mais, le plus souvent, l’anxiété de Lukner n’a rien à voir avec la météo : la guerre des gangs a fait, ces derniers mois, plus de cinquante morts dans son quartier. Veuf et père de six enfants, Lukner a épousé Antoinise, elle-même veuve avec quatre enfants. Il n’a pas d’emploi fixe mais vivote en vendant dans les rues des cahiers, des stylos et des livres. Le soir, il est aussi hougan, ou prêtre vaudou, et l’argent que lui donnent les fidèles lui permet de nourrir sa famille. A l’échelle du quartier, les Mandena seraient presque aisés.

Leur cahute en parpaing compte deux pièces. Soit 16 mètres carrés pour quatorze personnes. Ça suffit pour caser un grand lit dans la chambre qui sert aux filles, et une table dans l’autre petite salle où dorment les garçons. Hormis une image pieuse sur le mur, aucun autre mobilier. Les habits de toute la famille s’entassent dans un chariot de supermarché qui sert de placard collectif. La maisonnette a sa propre citerne pour recueillir l’eau de pluie et, luxe rare, dispose d’un raccord électrique permettant d’avoir un peu de courant de temps en temps. « On ne se plaint pas, explique Antoinise. La vie est dure, mais on n’est pas les plus C’est pourtant d’un pas allègre que Luknise et sa fratrie descendent la pente abrupte pour quitter Martissant. Leur quartier est l’une des zones les plus dangereuses et insalubres de Port-au-Prince. Mais, au moins, ce faubourg n’a-t-il pas trop souffert du tremblement de terre qui tua près de 200 000 personnes autour de la capitale haïtienne en janvier 2010. Stigmates du séisme, des grappes de réfugiés vivent encore çà et là parmi les ruines mal déblayées. Les plus chanceux logent dans des « shelters », baraques en bois qu’ont construites les ONG par dizaines de milliers.

On les reconnaît de loin en loin sur le parcours de Luknise, petites taches de couleurs peinturlurées en rouge, en jaune ou en vert, qui parsèment la grisaille du ghetto. L’écolière les dépasse sans y prêter plus attention qu’aux chiens errants, aux cochons noirs et velus qui fouillent les ordures, aux marchandes assises devant les égouts à ciel ouvert et aux dizaines de marmots que leurs parents n’ont pas les moyens d’envoyer étudier. Elle garde le plus souvent les yeux braqués sur le sol, veillant à éviter les flaques pour ne pas salir ses souliers. Il faut se dépêcher, car le trajet pour arriver en classe prend trois quarts d’heure en allant d’un bon pas. Tout en bas de la colline, là où la rue devient asphaltée et le trafic plus dense, Luknise atteint finalement l’école Carius-Lhérisson. Ils sont près de neuf cents élèves, comme elle, à s’entasser dans les dix-sept salles de cours.

LA COMMUNAUTÉ INTERNATIONALE AVAIT PROMIS 12 MILLIARDS DE DOLLARS D’AIDES. OÙ EST PASSÉ L’ARGENT ?

Le vacarme des plus jeunes est si puissant qu’il couvre jusqu’au tintamarre habituel de Port-au-Prince. Luknise est en cinquième année, elle a un devoir de biologie ce matin-là et révise dans un coin avec ses copines, ânonnant sa leçon à voix haute. Carius-Lhérisson, qui doit son nom à « un citoyen particulièrement courageux et énergique » qui obtint du gouvernement la construction d’une école pour le quartier, est, depuis 1954, l’établissement public de référence pour un grand secteur sud de la capitale. Entièrement gratuite, l’école accueille plus de 2 200 élèves en trois rotations par jour.

Ses bâtiments ont plutôt bien résisté au séisme de 2010. Seuls le mur d’enceinte et deux salles de classe se sont effondrés, sans faire de morts. Depuis, l’ONG française Première urgence a reconstruit les classes abîmées et refait le mur qui protège les élèves du tumulte extérieur. Le chantier de 300 000 euros a été financé notamment par les lecteurs de Paris Match, le groupe Lagardère et la fondation Air France. Les travaux ont aussi permis de rénover les latrines, évitant ainsi que le choléra sévissant dans la capitale n’atteigne les élèves dans l’école. « Les conditions sont vraiment bien meilleures à présent, affirme le censeur Jean-Yves Bateau, en faisant le tour du propriétaire. Mais il reste de vrais problèmes. »

Il montre les salles de classe où le sol en mauvais ciment s’effrite déjà, et celles où les plaques ondulées du toit se sont fissurées, d’où de grosses fuites les jours d’orage. « Mais, surtout, il y a la question de l’indigence : beaucoup d’élèves sont absents parce qu’ils n’ont pas d’uniforme, ou parce que leurs parents n’ont pas de quoi leur payer à malheureux des environs. » 12 milliards de dollars d’aides. Après l’urgence des premiers mois, une vaste partie de cette somme ne s’est jamais concrétisée. Certes, la plupart des victimes du séisme ont été relogées (souvent dans des shelters ou par une aide à la location), et il n’en reste que quelques dizaines de milliers sous les tentes. Mais, pour le reste, très peu a été fait pour essayer d’aider le pays exsangue.

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6 h 30 le matin. Luknise et son frère, Junior. Trois quarts d’heure de marche les attendent.© Capucine Granier-Deferre

« Les bailleurs d’urgence considèrent que leurs fonds doivent servir lors d’une catastrophe, explique ainsi Yannick Deville, le chef de mission de l’ONG Première urgence à Port-au-Prince. S’il ne s’agit plus d’une crise mais d’un problème structurel, on est censé passer de l’humanitaire au développement. Or, en Haïti, l’aide au développement n’est jamais arrivée. » Faute de donations et donc de fonds, les ONG elles-mêmes ont énormément réduit la voilure. Première urgence, par exemple, disposait d’un budget de 4 millions d’euros pour l’année 2011, juste après le séisme. Elle n’a plus que 1 million pour 2013 et a donc dû remercier plus de la moitié des 238 personnes qu’elle employait, il y a deux ans, supprimant de nombreuses missions. Ainsi, le programme des enfants des rues que dirigeait Judith Fadois.

L’Unicef a compté plus de 3 850 orphelins, fugueurs ou enfants battus qui vivent dans la capitale. Le programme du Dr Fadois leur fournissait des soins médicaux gratuits et gérait plusieurs centres d’alphabétisation ou d’aide psychosociale. Il a été arrêté l’année dernière, par manque de moyens. « C’est très grave, les enfants m’appellent toujours, ils sont complètement démunis, explique la pédiatre haïtienne. Quand je les croise sur un trottoir, ils m’annoncent qu’une telle ou untel est mort… »

Les causes de décès sont le plus souvent des maladies bénignes, mais que personne n’a voulu soigner. « Les enfants me le reprochent, ils ont le sentiment d’avoir été abandonnés une deuxième fois, explique Judith d’un ton un peu désabusé. Ils disent que leurs camarades sont morts à cause de nous. » Le médecin fait face aux cas les plus graves et aux enfants les plus fragiles. Mais chez beaucoup d’autres Haïtiens, la volonté tenace de survivre a depuis longtemps remplacé la foi dans une aide extérieure venue des ONG ou des agences de l’Onu. Ainsi Luknise, qui va chaque jour à l’école malgré d’énormes aléas. Son père jure qu’il fera tout pour qu’elle continue jusqu’à son diplôme. « Moi, je ne sais pas lire une ligne et ma femme non plus, explique-t-il. Alors il faut que les petits étudient. Parce que, honnêtement, notre seul espoir, c’est que l’un d’eux réussisse : on sait bien que personne d’autre ne viendra nous aider. »

La Fondation Air France

Créée en 1992, cette fondation a pour objectif de soutenir les projets en faveur des enfants et des jeunes, malades, handicapés ou en grande difficulté, dans tous les pays où la compagnie aérienne est présente. En vingt ans, elle a soutenu près de 900 initiatives, apportant aide financière et technique à ses partenaires, des associations ou organisations non gouvernementales, ce qui a permis à des milliers d’enfants d’accéder à l’éducation, à la culture ou aux loisirs. Elle apporte aussi son aide à des initiatives lancées par le personnel du groupe. En Haïti, la fondation Air France et Paris Match ont travaillé sur la reconstruction de l’école Carius- Lhérisson, avec l’association Première urgence. (Source: http://www.parismatch.com)

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