Blindés: la firme canadienne Inkas n’est pas à son premier retard de livraison

Les gangs armés continuent de gagner en puissance à Port-au-Prince et dans plusieurs régions. Au fil des mois, ils étendent leur contrôle sur des pans du territoire et multiplient les exactions. La police nationale d’Haïti, avec des moyens limités, ne parvient toujours pas à stopper la progression des bandes armées. Les forces de l’ordre font face à un déficit criant d’équipements. Ce, en dépit de diverses commandes effectuées par le gouvernement haïtien.

Le journal s’est entretenu avec des responsables au niveau de la police et de l’exécutif au sujet des blindés commandés pour le compte de la PNH. Selon les informations recueillies par la rédaction, certains matériels ont pu être livrés dans un délai raisonnable. Ils n’étaient pas toutefois de bonne qualité. C’est le cas des blindés qui ont été commandés sous l’administration Moïse-Lapin et qui ont été livrés en janvier 2020.

« Nous avons acheté 15 blindés chez une firme saoudienne. Nous avons également commandé des munitions. Ils ont été livrés 22 jours après le paiement. Il n’y avait pas de retard. Tous les délais ont été respectés», a fait savoir l’ancien premier ministre Jean Michel Lapin. Le niveau de blindage de ces équipements a été mis en cause lors de leur utilisation. Ils n’offraient pas assez de protection aux policiers. Des parties, jugées essentielles, étaient exposées aux tirs ennemis.

En décembre 2020, pour pallier ces problèmes, la PNH, dirigée à l’époque par Léon Charles, a lancé un appel d’offre pour l’acquisition de nouveaux blindés, beaucoup plus adaptés. Le marché a été remporté par la firme canadienne Inkas qui répondait au critère de rapidité. « Nous avons commandé 8 blindés que nous avons payé cash. Inkas devait les livrer dans deux mois, soit en février 2021. Seulement 3 ont été livrés en juin. Donc, au lieu de 2 mois, cela a pris plus de 6 mois pour les premières livraisons. La firme avait prétexté la pandémie et des réductions de personnel pour justifier le retard. Je suis parti de la direction de la PNH en octobre 2021 et je n’ai pas reçu les autres », a confié au journal Léon Charles. Inkas est ce même fournisseur qui n’arrive pas à livrer à temps 18 autres blindés payés cash par le gouvernement depuis l’été 2022.

Léon Charles a également expliqué au Nouvelliste que les 3 blindés livrés par Inkas en juin 2021 n’étaient pas adaptés au terrain. « Nous avons dû faire des ajustements, de manière artisanale. Nous avons renforcé les pneus, recouverts certaines parties, telles que les radiateurs, climatiseurs, lumières, etc. L’augmentation du niveau de blindage a altéré les capacités des matériels. Nous avons également créé une unité de blindés et d’engins lourds pour former les policiers sur l’utilisation de ces véhicules », a expliqué Léon Charles.

Jusqu’à date, avec la nouvelle commande, personne ne peut confirmer que les blindés commandés du temps de Léon Charles ont tous été livrés. L’ancien DG a indiqué au Nouvelliste qu’il n’a aucune information à ce sujet.

Le premier ministre Joseph Jouthe, qui était en fonction au moment de la commande, affirme ne pas disposer de trop d’informations. « Effectivement il y a eu une commande, mais tout a été géré par le palais national. En principe, quand les services du palais travaillent sur un dossier, je me mets en retrait », a indiqué celui qui était premier ministre de Jovenel Moïse de mars 2020 à avril 2021.

Claude Joseph, le successeur de Joseph Jouthe, contacté également par Le Nouvelliste, n’a pas souhaité répondre à nos questions. « C’est une commande qui a été placée sous mon prédécesseur. Je n’ai pas grand chose à dire », a-t-il dit.

Le journal a également contacté le secrétaire général du conseil des ministres de l’administration Moïse, Renald Luberice, sur le nombre de blindés commandés durant ce quinquennat. Lui aussi a refusé tout commentaire. « Ces dossiers n’étaient pas dans mes attributions », a-t-il fait savoir au Nouvelliste.

La rédaction a tenté vainement de contacter Ardouin Zéphirin, présenté par plusieurs sources, comme l’influent conseiller en matière de sécurité du président Moïse. Selon une source qui s’est confiée au journal, l’ancien délégué départemental du Nord avait un droit de regard sur la plupart des décisions du président Moïse, y compris sur l’achat des équipements et sur la sécurité en général. M. Zephirin n’a pas encore répondu aux sollicitations du journal.

Inkas a toujours du retard pour la nouvelle commande effectuée sous l’administration du directeur général Frantz Elbé. Cette fois, la compagnie canadienne avait promis de livrer les blindés sous 8 jours.

Depuis juin 2022, Haïti et la PNH attendent la livraison complète de la commande de Léon Charles et de celle de Frantz Elbé. Quand les blindés livrés ne sont pas en panne, ils sont usagés. Il manque des pièces de rechange et le matériel n’est pas adapté à la topographie d’Haïti.

Après la pandémie Covid, c’est la guerre en Ukraine qui est évoquée par Inkas pour expliquer les retards. Sauf que des produits qui devraient être livrés sous huit jours étaient censés être sous entrepôts et non pas en fabrication dans l’attente de pièces.

Le 16 mars dernier, la firme Inkas a publié une mise au point sur les allégations selon lesquelles elle a été payée mais n’a pas livré les matériels à temps. L’entreprise canadienne a fait remarquer que la production, au niveau mondial, est paralysée par la rupture de la chaîne d’approvisionnement, qui affecte tous les grands constructeurs automobiles.

« Les affirmations selon lesquelles nous aurions reçu 100 % du paiement d’avance sont également incorrectes et franchement insultantes – nous avons dépensé une quantité démesurée d’argent pour cette transaction et nous sommes actuellement en perte. Nous n’avons reçu qu’un acompte et nous avons dépensé notre propre argent depuis lors », peut-on lire dans un communiqué publié sur le site web de l’entreprise, et portant la signature de Margarita Simkin.

« Les retards de livraison sont dus à des problèmes de chaîne d’approvisionnement – le monde entier et l’ensemble de l’industrie automobile en souffrent – nous avons été très transparents dès le départ, sur tous les points, et nous ne nous sommes pas cachés. (…) nous avons fourni de nombreux véhicules blindés de transport de troupes supplémentaires, des véhicules blindés, des drones haut de gamme, et de multiples engagements de formation à long terme, ainsi que la maintenance des véhicules à la police nationale haïtienne – le tout gratuitement pour la nation haïtienne », a poursuivi le communiqué.

En novembre 2022, devant la diffusion de nombreuses vidéos montrant les nouveaux blindés canadiens de la Police nationale d’Haïti en mauvaises postures et devant les informations faisant état de pannes à répétition sur ces véhicules, Le Nouvelliste s’est adressé à R. Andrew Ellis, CEO de la compagnie ProFound Corporation, conseiller senior de la compagnie canadienne Inkas, basée à Toronto. M. Ellis avait indiqué au journal que les véhicules fonctionnaient bien. « Les MRAP (Mine Resistant Ambush Protected) fonctionnent dans beaucoup de pays dans le monde, en Asie, en Afrique, en Europe etc. Ils fonctionnent bien. Mais c’est vraiment difficile en Haïti. Nous sommes en train de donner des formations aux agents de la PNH pour l’utilisation des véhicules. Nous offrons aussi une formation tactique contre les bandits. La situation sécuritaire est difficile et compliquée. Et cela demande une réponse assez compliquée et sophistiquée », avait-il indiqué.

Le conseiller senior avait également réagi sur les modifications qui doivent être apportées aux véhicules. « Normalement, et c’est le cas pour les autres pays d’Afrique ou d’Asie, il faut des modifications. C’est absolument normal. Cela demande des modifications spéciales. On est en train de les faire et cela va se poursuivre afin d’améliorer les performances. Pour les autres véhicules qui vont arriver, ils seront beaucoup plus adaptés. Ils seront spécifiquement adaptés à cet environnement spécifique. Chaque environnement requiert des modifications, aussi minimes que possible. Comme je l’ai dit, en Haïti il est très difficile d’affronter l’ennemi qui est très bien armé. Cela demande une réponse sophistiquée, avec un personnel formé et beaucoup d’autres choses », avait-il expliqué.

L’interview citée date de novembre 2022. Jusqu’à présent les blindés qui devraient être livrés en juillet 2022 sont indisponibles.

 

 

Source: Le Nouveliste

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