À Verrettes, des fillettes sont vendues à des hommes comme concubines

À « Démarré », sixième section communale de Verrettes, une « coutume » connue sous le nom de « Alantran » autorise un homme à avoir une jeune fille de 17 à 21 ans voire même une fillette de 14 à 16 ans sous son toit à titre de concubine ou épouse. Ce, en échange d’un montant varié entre dix mille (10 000) et vingt mille (20 000) gourdes versé aux parents de la concernée. Choquées, plusieurs voix réagissent sur cette pratique qui, selon elles, peut être « assimilée à la traite des personnes ».

À Demarré, ce coin de terre situé à Verrettes (département de l’Artibonite), lieu natale de l’ancien président haïtien Dumarsais Estimé, il existe une forme d’échange économico-sexuelle ponctuelle, explicite et préalablement négociée par les habitants de la zone. Selon les témoignages recueillis, certains parents offrent leurs filles et fillettes, à des hommes lors d’échanges à des taux d’intérêt variables. A la base de cet exercice, deux motifs : d’abord l’idée de perpétuer une tradition régionale, ensuite l’ambition de tirer un bénéfice sur la sexualité de leurs enfants pour pouvoir faire face à des difficultés économiques cuisantes.

Dans cette localité, presque tous les enfants de sexe féminin ayant à peu près 14 ans et plus, immergent dans un spiral de concubinage conditionné, conformément aux demandes faites par les demandeurs, les hommes. D’après les riverains, il existe une procédure « spéciale » où l’éventuel intéressé peut procéder à la réservation d’une adolescente. De ce fait, presque toutes les fillettes de 7 à 8 ans se trouvent déjà sous l’emprise des demandeurs (acheteurs) qui viendront les récupérer à partir du moment où elles sont « prêtes » (une fois que le corps de cette dernière présente une certaine maturité). C’est pratiquement la vente aux enchères d’impubères dépourvues de toute maturité sexuelle et de toute faculté de consentement.

Trois victimes racontent…

« J’avais 17 ans, quand ils étaient venus avec quinze mille (15 000) gourdes (aujourd’hui 162 dollars américains) pour le donner à mes parents afin que j’aille rejoindre mon actuel conjoint en tant que sa concubine. C’était un 17 juin », se remémore Resimène Jacques. Ce 17 juin marque le jour où son sort a été scellé et son « Alantran » négocié entre les parents de son actuel mari et les siens. « Je fais le décompte de la somme et je l’ai remis à ma mère avant de rejoindre quelques mois plus tard le jeune homme avec lequel je cohabite aujourd’hui », raconte-t-elle.

Originaire de la localité de Demarré, Resimène est l’une des rares jeunes filles de la section communale à atteindre la 6e année fondamentale. Elle a fréquenté l’école Baptiste Conservatrice de Demarré, un établissement de trois pièces, fait de boue sèche et de bois. Pris au piège, elle a vu ses rêves crouler sous le poids d’une pratique, une  »coutume » qui s’apparente à une union forcée, mais qui rassemble aussi plusieurs caractéristiques de la traite des humains. Cette jeune femme qui a eu ses 18 ans le 13 avril 2019, porte sur son bras son garçon de 10 mois, fruit de la pratique « Alantran ».

C’est aussi le cas de Merius Mecherose. Elle n’a pas d’acte de naissance mais se donne 17 ou 18 ans, alors que certains de ses proches croient qu’elle est âgée de 16 ou 17 ans. Dans un taudis exigu, la jeune femme élève son garçon de six mois, né dans les mêmes circonstances.

 

Pour son union avec son conjoint, l’homme avait versé 20 mille gourdes à ses parents, raconte-t-elle. « Ils ont apporté de l’argent en mon nom tout comme cela a été le cas pour ma grande sœur âgée aujourd’hui de 21 ans », explique Mecherose qui nait dans une famille qui baigne dans cette pratique depuis des et des années.

Celiphète Célimène, âgée aujourd’hui de 33 ans, mère de 4 enfants, se souvient elle aussi de son « achat » par son actuel conjoint en 2003. Elle avait 17 ans à l’époque et était en troisième année fondamentale. Son mari, inconnu à l’époque, avait offert 15 000 gourdes à sa mère. Célimène confie qu’elle ne faisait qu’obéir aux ordres de ses parents à l’époque. « Je ne le connaissais pas, je ne l’aimais pas non plus », avoue-t-elle, « mais après le paiement, nous avons commencé à nous rencontrer et aujourd’hui il est le père de mes 4 enfants », explique-t-elle avec un air de résignation.

Si les quinze ou vingt mille gourdes sont perçues comme une forme de dommage-intérêt par les familles des jeunes femmes, la somme est perçue comme le prix d’achat de ces dernières par les hommes. Indigné, un résident de la zone, Pierre Wistin, appelle à la solidarité citoyenne afin de combattre et bannir cette pratique dans localité.

« Alantran » entre « coutume » et violation de droits

« Cette pratique existe depuis fort longtemps dans la localité », témoigne Pierre Wistin qui avoisine aujourd’hui la soixantaine. L’homme se rappelle qu’à son enfance les échanges se tournaient autour de montants allant de mille cinq cents (1 500) gourdes à deux mille (2 000) gourdes, mais impliquaient uniquement des adultes autour d’une tradition assimilée à un régime dotal. « Mais en impliquant des mineurs, la pratique devient carrément obscène », soutient-il.

Informé de cette réalité, le protecteur du citoyen et de la citoyenne, Renan Hédouville, souligne que « ces pratiques sont dégradantes et enlèvent toute notion de dignité humaine aux victimes ». Le numéro 1 de l’office de protection civile (OPC) dit regretter qu’après les 215 ans d’indépendance d’Haïti, le pays connaisse encore ces types de pratiques qui rappellent la traite négrière et l’esclavage, alors qu’Haïti a été le premier à mettre fin à la traite des personnes sur le continent américain.

Analysant la situation, Ely Thélot, ex-président du Comité National de la Lutte Contre la Traite des Personnes (CNLTP), se dit perplexe. D’après Thélot, le défi le plus complexe dans de tels cas survient lorsque les victimes ne se sentent pas victimes ou du moins l’ignorent et que les trafiquants (acheteurs) ne se sentent pas concernés par les prescrits de la loi.

Quoiqu’Haïti possède tout un arsenal juridique pour protéger les mineurs et combattre la traite des personnes sur toutes ses formes, le sénateur Jean Renel Sénatus, compte apporter une contribution nouvelle au niveau législatif. Le président de la commission Justice et Sécurité du Sénat de la République promet que plus de mesures seront prises à travers le nouveau Code pénal haïtien notamment sur tous les phénomènes assimilables à la traite. L’ex-commissaire du gouvernement au sein du parquet de Port-au-Prince, qui a œuvré sur le projet du nouveau Code Pénal haïtien, promet que le document qui succèdera à celui de 1835 sévira avec rigueur contre toute personne impliquée dans des cas de traites ou tout autre phénomène similaire. Puisque, d’après le parlementaire, « la traite de la personne humaine de par la cruauté qu’elle charrie et la déshumanisation qu’elle consacre, prive de sens et de l’essence, la vie des victimes en y enlevant sa dignité ».

Une loi peu connue

La loi du 2 juin 2014, stipule dans son article 1.1.1 que l’expression « traite des personnes » désigne : « le recrutement, le transport, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, par enlèvement, par la fraude, la tromperie, par abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre à des fins d’exploitation.»

D’après cette loi, « l’exploitation doit inclure au minimum le travail forcé ou la servitude, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou le proxénétisme, la pornographie ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le mariage forcé ou à des fins d’exploitation, la mendicité forcée, le prélèvement d’organes ou de tissus et l’adoption réalisée à des fins d’exploitation telle que définie dans la présente loi ».

Dans son alinéa 3, cette même loi précise que : « le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil d’un enfant ou l’accueil d’un enfant aux fins d’exploitation sont considérés comme une  « traite des personnes » même s’ils ne font appel à aucun des moyens énoncés à l’alinéa 1.1.1.»

Des conséquences irréversibles

À 33 ans, Celiphète Célimène rêve de retourner à l’école ou apprendre un métier, mais elle vit sous la contrainte, puisque son mari avait formellement refusé qu’elle poursuive sa scolarité sous prétexte qu’elle ne voudrait peut-elle plus de lui si elle atteint un niveau académique plus élevé. « Je lui ai dit de m’aider à continuer ma scolarité, il n’était pas d’accord. J’avais voulu apprendre un métier et devenir couturière, il s’y est opposé, tout cela par peur que je finisse par le quitter un jour […] Je suis comme une esclave attachée à son chevet », se désole la mère de famille.

Résimène quant à elle ne peut plus continuer ses études, n’ayant pas les moyens nécessaires pour s’occuper à la fois de son enfant et de sa scolarité.

« Mis à part les contraintes de progressions académiques, il est important de chercher en profondeur les causes et conséquences de cette pratique », préconise Ely Thelot. Mais plausiblement, dit-il, « l’ignorance et la situation socio-économique du pays sont les principales causes de ce genre de commerce ».

Le spécialiste en sociologie rappelle que dans de tels cas, « les impacts peuvent être multiples et de nature différente. Au niveau psychosocial, ils peuvent affecter la famille comme l’institution pouvant garantir la socialisation primaire de l’individu, ce qui affectera le développement psychologique des enfants. Mais aussi, ces mêmes impacts peuvent avoir des conséquences sur les relations interpersonnelles des individus. Certains vont peut-être essayer de donner naissance à des enfants dans l’objectif de s’enrichir et d’autres auront la phobie de mettre au monde des enfants de peur que la réalité ne leur pousse à les vendre ».

CNLTP, un comité à renforcer à tout prix

« Dysfonctionnel depuis ma démission entant que président le 10 décembre 2018, le Comité National de Lutte contre la Traite des Personnes (CNLTP) qui a vu son personnel mis à jour le 8 mars 2019 par la publication des arrêtés nommant ses membres, mérite une attention beaucoup plus soutenue de la part de l’État, un budget et des moyens de fonctionnement » dit monsieur Ely Thélot. « L’installation des membres du Comité National de Lutte contre la traite des personnes ne suffit pas, Il faudrait des actions concrètes », rajoute-t-il.

Un avis qui ne diffère pas de celui de l’ambassadeur des États-Unis d’Amérique en Haïti, Michel Jeanne Sison. La diplomate qui salue le gouvernement haïtien qui a consenti beaucoup plus d’efforts pour arrêter, poursuivre et condamner les trafiquants ; pour adopter le plan d’action national contre la traite et pour renforcer le Comité national de lutte contre la traite », recommande aussi à l’Etat « d’adopter des mesures capables de remédier aux vulnérabilités qui alimentent ce phénomène. Et l’USAID en Haïti, promet Sison, continuera d’appuyer les efforts de lutte contre la traite dans le cadre de son projet élargi de Renforcement du secteur judiciaire (JSSP), dont l’objectif principal est d’augmenter l’accès des citoyens haïtiens à une justice de qualité, grâce au renforcement du système judiciaire et aux réformes fondamentales ».

Parce que 77% des victimes de traite de personnes sont exploitées dans leur propre pays et s’il est vrai qu’Haïti a fait des progrès dans le rapport du département d’État Américain de 2019 sur ce phénomène, la diplomate croit que le travail n’est pas encore arrivé à son terme. « Haïti est encore un pays d’origine, de transit et de destination pour la traite, à la fois à l’interne et au niveau transnational », souligne-t-elle.

La représentante directe du président Donald Trump en Haïti croit qu’il est important pour l’État haïtien d’enquêter énergiquement, de poursuivre et de condamner les trafiquants d’êtres humains et d’allouer des ressources budgétaires suffisantes pour le financement du Plan d’action national d’accompagnement des victimes de traite. Puisque, explique-t-elle, le rapport annuel du département d’État sur la traite des personnes n’est pas sans conséquence dans la sphère géopolitique. À titre de rappel, l’ambassadeur Sison informe que l’année dernière, soit en 2018, Washington avait réduit certains types d’assistance bilatérale à 22 pays classés dans la catégorie 3 du rapport de 2018 sur la traite.

Par ailleurs, le numéro 1 de l’ambassade des États-Unis en Haïti souligne que l’exécutif à lui seul ne saurait combattre la traite. Il faut l’implication du législatif et du judiciaire afin d’augmenter la capacité des juges, des avocats, des juges d’instruction et des commissaires en vue d’identifier les victimes d’infractions, dont la traite, de poursuivre les auteurs et de bien gérer les processus judiciaires la matière. « Tous les acteurs doivent s’engager à redoubler leurs efforts pour lutter contre la traite en Haïti », recommande-t-elle.

 

Pendant qu’elle encourage le Parlement haïtien à prendre en compte le budget de fonctionnement de 41 millions de gourdes du CNLTP dans la prochaine loi fiscale haïtienne, elle dit croire que ce serait un bon début si les parlementaires dotaient le CNLTP des moyens financiers qui lui permettraient de matérialiser ses attributions légales.

Un signe qui d’après elle, pourrait aussi inciter le système judiciaire à faire preuve de plus de rigueur dans le traitement des cas juridiques relatifs à la traite des personnes. Madame Michel Jeanne Sison croit aussi que les actions respectives des différentes institutions telles que l’Institut du Bien-Etre Sociale et de Recherche (IBESR), l’Office de la Protection du Citoyen, la police nationale d’Haïti à travers la Brigade de la Protection des Mineurs (BPM), le Ministère de l’Intérieur et des Collectivités Territoriales (MICT), le Ministère de la Justice et de la Sécurité Publique (MJSP) et le Ministère à la Condition Féminine et aux Droits de la femme (MCFDF), peuvent renforcer le travail du CNLTP en solidifiant les partenariats.

Vers la mise en place d’une stratégie de 5-P

« Il faudrait une approche multidimensionnelle pour combattre ce fléau que représente Alantran dans la localité de Demarré », tance monsieur Allasane Drabo, directeur de Plan International en Haïti, une organisation qui œuvre dans la protection des droits de l’enfant notamment les droits des filles. Monsieur Drabo croit que, pour parvenir à une solution face à cette pratique, il faut faire des enfants notamment les filles, des acteurs de leurs propres avenirs, de leurs propres développements et de leurs propres émancipations.

Une multidimensionnalité qui rappelle la logique politique martelé par l’ambassadeur des États-Unis en Haïti, Michel Jeanne Sison. En effet, Sison propose l’application d’une stratégie en 3 P : Prévention, Protection, Poursuite. Formule à laquelle, le sénateur Jean Renel Sénatus compte en rajouter deux autres à savoir : la Prise en charge et le Partenariat. Tour à tour, les deux personnages expliquent que :

La Prévention devrait se matérialiser dans la dotation d’instruments légaux, à l’instar du projet du nouveau Code pénal, dans l’adoption et la ratification de conventions internationales visant à réprimer cette pratique, dans la lutte pour l’adoption d’une véritable politique en matière de famille en Haïti.

La Protection elle-même passe par une vaste campagne visant à sensibiliser sur ce qu’est la traite et réduire en conséquence le nombre des acteurs et des victimes.

La Poursuite sous-tend pour sa part une véritable synergie entre la PNH, les parquets et les 18 juridictions d’instruction et de jugement de manière à ce qu’il y ait beaucoup plus de dossiers qui aboutissent à des condamnations.

La Prise en charge qui, aujourd’hui demeure quasi-impossible dans l’état actuel de l’économie du pays, devrait constituer un objectif à atteindre du plaidoyer devant conduire à la création d’une ligne budgétaire visant à promouvoir ce combat.

 

Et enfin, le Partenariat qui sous-tend des luttes collectives bien organisées en ce sens que la traite implique assez souvent des déplacements et n’est pas toujours exécutée à l’interne.

À en croire le rapport du département d’Etat Américain de 2019 sur la traite des personnes, Haïti avance à peine d’une semelle dans la lutte contre le phénomène. Pour une terre qui a dû briser des chaînes pour abolir l’esclavage sur toutes ses formes et mettre fin aux commerces des êtres humains, ne devrait-on pas crier « STOP à la pratique Alantran » ?

Source LoopHaiti

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