Haïti-Poésie : James NOËL – La migration des murs – Galaade 2016

Chronique de Marc Wetzel

Parue le 9 janvier dans la revue Traversées [1]

Reprise par AlterPresse

« C’est au pied du mur qu’on reconnaît le son des mots » (p. 128)
« La prolifération des murs, la pluralité
des murs est un fait singulier qui
exige un interrogatoire express de
tous les propriétaires du monde,
tous les propriétaires, petits et
gros Pluralité des murs, attention
fait singulier » (p. 16)
« La civilisation des murs est arrivée
à sa fin Pour que les murs
redeviennent viables, ils doivent
tomber » (p. 12)

D’abord, il y a le paradoxe (« migration des murs ») du titre, car migration, c’est déplacement massif de résidence, c’est changement de séjour ; et mur, c’est obstacle installé, c’est auto-immobilisation. Un mur qui migre ne devrait être qu’un éboulement, une avalanche. En tout cas, un mur nomade, un mur qui part s’établir ailleurs, perd (et donc trahit) sa triple fonction – de protéger, de porter, de contenir. Une digue voyageuse ne serait qu’une vague de plus parmi celles qu’elle était censé briser !

Ensuite, il y a l’ambivalence (native, indépassable) d’un mur. Si tout mur est stable (car consistant), impartial (car insensible, impassible) et cohérent (car homogène, d’apparence une dans sa continuité nécessaire), tout mur est aussi unilatéral, borné (il ne délimite qu’en séparant, il ne protège qu’en excluant), est inhospitalier, inerte (un mur artificiellement végétalisé le prouve spontanément inhabitable ; quand un muret bourgeonne, c’est qu’il menace ruine !), est enfin imparfait, vulnérable, fragile (son inévitable exposition au réel même dont il défend le dégrade, l’assemblage qui le forme dilue entropiquement son ordre) : le meilleur et le pire d’un mur se maçonnent l’un l’autre ! « Solidité sordide » (p. 19) résume James Noël.

Il y a enfin dualité d’une part des murs anciens, des murs de toujours, artisanaux, pré-technologiques, à texture et finalité traditionnelles : rempart, clôture, palissade, remblai, paroi, façade – comme l’étaient nos « ruches de pierre » (Alain) urbaines des tribunaux, des temples, des théâtres, des halles, des gymnases : murs locaux (ils n’agissent que là où ils sont), stationnaires (au garde-à-vous fonctionnel), obstructifs (obstacles normalement infranchissables, ou fixant les conditions de leur franchissement, comme le mur du son, la poterne ou le portique), tactiques (ils savent arrêter, filtrer, surplomber, soutenir, isoler, mais ne sont cheval de Troie d’aucune arrière-entreprise) ; d’autre part, des murs contemporains, qui (ce que fait voir James Noël) sont, à l’inverse, globaux, mouvants, contagieux et stratégiques : ils sont appareillés, numérisés, interactifs, programmables, et parfois même oscarisés, – murs-drones, murs-leurres, murs-hordes, murs-spots ou de seconde intention, murs furtifs, murs intelligents . Tous les flux matérialisables sont devenus murs potentiels, et tous les murs rationnels sont devenus portatifs (selon la volatilité de leurs propriétaires, selon la micro-compartimentation des réseaux sociaux, selon la tarification maffieuse du saute-mouton des frontières, selon le palais des glaces des étreintes et des guérillas virtuelles, selon les formidables pressions expropriatrices qui harcèlent les hommes …), comme le suggère sévèrement et mystérieusement notre auteur :

« Il existe une nouvelle migration
beaucoup plus forte que celle des
flux qui poussent le sang à bouger
les lignes dans tous les sens des
hémisphères Une migration en dur,
qui massacre le champ libre du cœur
à coups de barre de fer » (p. 44)

James Noël raconte et dévoile, le premier peut-être dans ces termes, la « prospérité » proliférante, « l’omniprésence omnivore » et déréglée, « l’invasion » mercenaire, l’arrogante moderne distributivité des murs. Bref, au double sens (détroussement et envolée) du mot, la propriété c’est le vol des murs. Voilà, peut-être, la difficile et formidable intuition du recueil.

Notre haïtien archéologue des murs présents est un intellectuel, acteur, éditeur, conférencier, mais avant tout poète : un esprit, donc, inspiré, généreux, délicat ; mais aussi une âme imprévisible, obscure, agitée. Une fécondité toujours menacée de se perdre dans l’immensité de ce qu’elle déploie et se s’aliéner à l’intensité de ce qu’elle révèle. Mais c’est comme ça : chez le vrai poète (il l’est), les métaphores sont décisives, mais en contrepartie, bien sûr, les décisions restent métaphoriques ; l’engagement poétique reste, par principe, interne à la parole : même les plus nobles des actions réelles de soins, de reconnaissance, de développement, d’émancipation, ne sont pour le travail poétique que vulgarité d’intendance, historiquement vitale, certes, socio-politiquement pertinente, mais nécessairement secondaire pour l’écrivain, et son seul responsable privilège : être un front qui chante … la perfection des choses inexactes ! (comme disait Maldiney).

Et inexactes, oui, les choses le demeurent parfaitement dans le chant tendu, difficile (le vertige brouillant logiquement la clarté de l’appel), risqué (car irrattrapable), et radical (le mot est juste ou rien ; s’il vient à rater sa formule, non seulement le poète a parlé pour ne rien dire, mais il n’aura pas parlé du tout !) de James Noël. Ainsi :
Pour exprimer l’idée que les murs sont des conglomérats de sensations sans sensibilité, il écrit :

« Les murs ont des odeurs, mais
les murs n’ont pas d’aisselles » (p. 39)
Ou la nette idée que le droit est comme un mur de la propriété, qui ne valide que ce qu’il restreint, ou n’impose que par contrainte la liberté même qu’il fonde,
« Les propriétaires,…..lire la suite sur altepresse.org

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